Les rings du matin

Sur les ondes françaises, chaque jour, les entretiens entre responsables politiques et journalistes tournent de plus en plus à l’empoignade. Tous les coups sont permis.

Al’heure des croissants et du café fumant, la France se réveille au son des interviews politiques, carillonnant comme une seconde sonnerie.  » Alors, vous êtes soulagé, monsieur Besson ?  » interroge un journaliste.  » Est-ce que ça fait mal, Eric Woerth, quand on est mis en cause publiquement ?  » dégaine une autre voix, sur une radio concurrente. C’est sûr, la transition des rêves à la réalité est un peu abrupte. Mais ces entretiens musclés plaisent et prolifèrent. Avec la séquence des imitateurs, ils sont l’une des locomotives de l’audience. RTL et Europe 1 n’hésitent plus à en programmer deux par matinale. La sage France Culture a créé sa séance de tac au tac, dès 7 h 13, pour les lève-tôt. Du lundi au vendredi, pas moins de 40 duels déchirent l’aube. On imagine mal l’équivalent à la télévision, en prime time.

Dans ce déferlement, chaque station cherche à obtenir la déclaration qui fera l’actualité. Et si on se chamaille au micro, tant mieux.  » Nous devons leur rentrer dedans, reconnaît Thomas Legrand, qui sévit sur France Inter au côté de Nicolas Demorand. Sinon, les responsables politiques débitent des propos ultraformatés, comme ces éléments de langage distribués aux ministres par l’Elysée. Il m’est arrivé de finir la phrase d’un ministre à l’antenne, pendant l’affaire Jean Sarkozy, parce que j’avais récupéré son argumentaire.  » Ce qu’il y a de bon avec ces colères d’opérette est que tout le monde se réconcilie ensuite autour d’un thé. Même si, ces derniers temps, les face-à-face ont tendance à – sérieusement – se crisper.

 » Les attaques contre les journalistes se font de plus en plus fréquentes « , déplore Jean-Michel Aphatie, figure de proue de RTL, dans la foulée d’un échange houleux avec la secrétaire d’Etat à la Famille, Nadine Morano. Les invités se rebiffent-ils ?  » Il y en a assez de se faire égorger à la chaîne comme des moutons « , s’insurge Jean-Paul Huchon, président sortant (PS) de la région Ile-de-France. Taper sur la presse, mal-aimée, reste une méthode simple pour se refaire une popularité.

L’ère du soupçon s’installe. Un jour de remise de décorations à l’Elysée, au début de février, Nicolas Sarkozy aperçoit dans le public Jean-Jacques Bourdin. La voix de RMC vient de susciter le débat en jurant qu’elle ne répondrait jamais à une proposition d’interview se déroulant à l’Elysée :  » Je veux pouvoir interroger le président dans mon studio, comme n’importe quel invité, sans me laisser dicter la mise en scène.  » Le chef de l’Etat, qui entend garder la main en la matière, fend la foule. Explique son refus :  » Les journalistes, vous ne pensez qu’à une chose, me descendre « , balance-t-il à Bourdin. Ambiance.

La surenchère entre médias, avec sa course aux scoops, inquiète.  » Même en radio, vous êtes filmés par une caméra, note le socialiste Claude Bartolone. Je ne fais plus de plaisanterie et je contrôle tout ce que je dis, au micro comme en coulisses. C’est le seul moyen de ne pas se retrouver à provoquer malgré soi le buzz sur Internet !  » Eric Besson a payé pour voir. Le 9 février, il patiente dans le hall avant d’entrer dans le studio de RMC. Sur un écran de télévision défile la revue de presse.  » Le fiasco de Besson « , titre Libération. Le ministre de l’Immigration tique, hausse les épaules, préfère parler de son genou endolori à quelques journalistes :  » J’ai fait l’erreur de taper dans un sac de boxe.  » Une voix goguenarde l’interrompt :  » Vous aviez mis des photos de ministres sur le sac ?  »  » Non, répond l’ex-socialiste en se marrant. J’ai mis des photos de journalistes. Le président a raison : il faudrait les passer à la kalachnikov.  » Silence dans l’assistance.  » Est-ce vous ou Nicolas Sarkozy qui pensez cela ?  » insiste un cadre de la radio. Besson se ravise :  » Je plaisantais. Et ne l’écrivez pas !  » La pique  » fuite  » pourtant sur le compte Twitter de Christophe Jakubyszyn, rédacteur en chef chargé de l’info, déclenchant la polémique.  » ça m’apprendra, confie Besson. On n’a plus le droit de déconner. « 

Tous les coups sont permis pour attirer l’attention. Et les meilleurs invités.  » Il y a une concurrence acharnée pour décrocher la personnalité du jour « , souligne Fabien Namias, chef du service politique d’Europe 1. Les rédactions, qui voulaient avoir Dominique de Villepin au lendemain du verdict de l’affaire Clearstream, l’ont ainsi assailli de demandes pendant les fêtes de fin d’année – c’est RMC qui l’a emporté.  » Il y a un vrai marché de l’invité, reconnaît le patron de l’information à Radio Classique, Donat Vidal-Revel. C’est comme à la Bourse, avec des cotes en hausse et d’autres en baisse. « 

Il y a les  » bons clients « , qui passent bien, comme Jean-Luc Mélenchon, Manuel Valls, Pierre Moscovici et, à droite, Christine Lagarde ou Jean-François Copé. Eric Besson a été invité dans dix matinales depuis septembre. Et même quatorze, si l’on y ajoute les télévisions – France 2, Canal +, i-Télé, LCI – qui occupent aussi ce créneau. Et puis il y a les autres. Tous les autres. Ceux qu’on appelle rarement. Ceux qu’on n’appelle jamais, qui tentent parfois leur chance. Une invitation à déjeuner, un coup de fil intéressé. Aphatie les crucifie d’une pichenette :  » Ceux qui veulent s’inviter sont toujours ceux qui n’ont rien à dire.  » Les nouveaux restent sur la touche, parce que les agences de presse font rarement des dépêches après leurs interviews. Du coup,  » les médias vont toujours chercher les mêmes, se lamente le député écologiste Noël Mamère. Au final, ce sont les intervieweurs qui font la différence « .

Les voilà donc au centre du jeu, transformés en stars, ces poseurs de questions. On voit leur visage sur des affiches. La télévision les courtise.  » Certains d’entre eux, confortablement installés dans leur bureau, délivrent la bonne parole avec arrogance, au nom de je ne sais quelle supériorité « , reconnaît Jean-Pierre Elkabbach. Signe des temps :  » Il y a de plus en plus d’interviews, mais de moins en moins de débats « , observe Thomas Legrand.  » Un bon face-à-face, ça dure au moins une heure et demie, se défend Bourdin. En radio, ce n’est pas évident à organiser.  » L’interview-spectacle a supplanté la confrontation idéologique entre droite et gauche. Alors qu’Elkabbach quitte son bureau, son portable se met à vibrer.  » C’est Alain Duhamel, il m’attend au café du coin.  » Avec son complice éditorialiste à RTL – trente-trois ans d’amitié – ils vont refaire, comme chaque jour, le match, soupeser les questions bonnes et les  » ridicules « , jauger la qualité des invités. Bref, corriger le tir. Avant les castagnes du lendemain.

Marcelo Wesfreid

L’interview spectacle a supplanté la confrontation idéologique

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire