Les plaies à vif de Kasserine

Depuis que Mohamed Bouazizi s’est immolé, en 2010, à la veille de la révolte contre Ben Ali, de plus en plus de jeunes Tunisiens imitent ce geste désespéré. En particulier dans cette région de l’intérieur, délaissée depuis des décennies par les autorités, et où le nouveau régime peine à combattre le chômage et la pauvreté.

Dans son visage figé par les brûlures, les yeux tristes de Hosni Kaliya expriment un regret infini. Ses lèvres, ses joues, ses tempes… Sa peau tout entière a perdu sa souplesse : sourire lui est désormais source de douleur. A présent, Hosni masque son crâne lunaire sous un bonnet, et de longues mitaines en laine dissimulent ses mains informes. De la gauche sortent quatre doigts crochus. La droite n’est plus que moignons. Son buste, aussi, est calciné. Agé de 43 ans, il s’interroge encore sur ce qu’il s’est passé dans sa tête, ce funeste 6 janvier 2011, à Kasserine, dans le centre-ouest de la Tunisie : pourquoi a-t-il versé de l’essence sur son corps, puis rapproché la flamme du briquet ?  » Aucun homme sur terre ne veut mourir de cette façon « , lâche- t-il. Les témoins de la scène disent qu’il hurlait :  » Eteignez-moi ! Eteignez-moi !  »

Que s’est-il passé, alors ? Quinze ans durant, Hosni a accumulé les petits boulots dans des hôtels de Sousse, sur le littoral. Après le décès de son père, ce fils aîné doit rentrer à la maison. Avec d’autres garçons de son âge, il se rend au siège du gouvernorat (préfecture) afin de demander du travail. Des policiers tabassent Hosni, qu’ils désignent comme le meneur. Quelques jours plus tard, le jeune homme croise l’un de ses agresseurs. Insultes, coups… Soudain, dans un accès de folie, Hosni saisit, sur un étal proche, une bouteille d’essence de contrebande comme il s’en vend partout dans les rues.  » Je ne sais pas ce qui m’a pris, dit-il, la voix blanche. L’injustice était trop grande.  » Il se réveille sept mois plus tard, momifié sur un lit d’hôpital. Entre-temps, huit jours après son acte, la révolution avait emporté le régime et ses bourreaux.

Hosni assure qu’il n’a pas voulu imiter Mohamed Bouazizi. Agé de 26 ans, ce marchand ambulant, excédé par la précarité et les brimades policières, s’est immolé le 17 décembre 2010, dans la ville de Sidi Bouzid, à 75 kilomètres de Kasserine. Pour le monde entier, Bouazizi a déclenché, par son geste désespéré, les révoltes qui chassèrent Zine el-Abidine ben Ali du pouvoir, après vingt-deux ans de dictature, puis la vague des  » printemps arabes « , ces insurrections populaires contre des régimes autoritaires, dont les échos résonnent toujours dans nombre de pays de la région. En Tunisie et ailleurs, d’autres, comme Hosni, ont reproduit le même geste. Mais l’histoire n’a pas retenu leur nom.

Dans la jeune démocratie tunisienne, confrontée à de graves défis sécuritaires et économiques liés aux attentats terroristes, le phénomène prend un tour inquiétant. Selon le Pr Amen Allah Messadi, l’an dernier, 113 personnes – une tous les trois jours en moyenne – ont tenté de se suicider par immolation. La plupart sont soignées dans le centre de traumatologie et des grands brûlés de l’hôpital de Ben Arous, près de Tunis, qu’il dirige. Au total, une soixantaine de blessés sont décédés de leurs blessures.  » Le passage à l’acte est plus facile qu’auparavant, déplore le médecin. La médiatisation provoque un effet d’identification et de mimétisme : il faut arrêter de glorifier et d’instrumentaliser Bouazizi. Beaucoup pensent que, par leur action spectaculaire, ils seront entendus. Mais leurs revendications ne relèvent souvent ni du droit ni de la raison.  » Il y a quelques mois, un père de famille s’est immolé dans un commissariat pour protester contre la détention de sa femme, accusée d’avoir insulté des policiers.  » Ceux qui tentent de se suicider sont de plus en plus jeunes, observe le Pr Asma Bouden, chef du service de pédopsychiatrie de l’hôpital Razi, à Tunis. Et ils usent de moyens de plus en plus violents. Ils se pendent ou s’immolent. Ils se sentent méprisés, oubliés, et ne supportent plus de vivre dans la précarité ou la pauvreté. Après la chute de la dictature, en 2011, beaucoup de parents ont perdu leur travail. Certaines familles ont pu s’adapter, d’autres non. Aujourd’hui, cela touche leurs enfants, par effet de chaîne.  »

Ces drames illustrent la misère qui perdure, en premier lieu, dans les régions de l’intérieur. A Kasserine, des manifestations de chômeurs diplômés ont éclaté à la mi-janvier dernier, avant de s’étendre à tout le pays. Ce qui a conduit le gouvernement à décréter un couvre-feu national. L’explosion était prévisible, à l’approche du cinquième anniversaire de la révolution. Dans cette seule région de 1 demi-million d’habitants, plus de 30 000 diplômés cherchent du travail.

Un couac aux conséquences tragiques

A 28 ans, Ridha Yahyaoui figurait, lui, dans une liste de personnes prioritaires pour être embauchées dans la fonction publique. Mais sept noms, dont le sien, ont été supprimés sans explication. Le 16 janvier 2016, ce chômeur se rend au gouvernorat de Kasserine, où il est éconduit. Il monte alors sur un pylône électrique, où il s’électrocute, sans doute à cause de la pluie.  » Ridha ne voulait pas se suicider, explique son père, retraité. Son souhait était d’avoir un métier dans la dignité, sans quémander. L’Etat sait qui sont les responsables de sa mort. Ce sont des agents corrompus, une bande de criminels.  »

Dans les jours qui suivent, afin de calmer les esprits, le gouvernement ordonne une enquête et limoge un haut responsable local. Le 21 janvier, au plus fort de la tension, son porte-parole promet l’embauche de 5 000 jeunes. Dans la ville, la nouvelle se répand comme une traînée de poudre. Comme des milliers d’autres, Baligh Aloui, 33 ans, court déposer son dossier auprès des services concernés. Mais la porte est close : le ministre des Finances a démenti la nouvelle des recrutements. Un couac aux conséquences tragiques.  » On a vu Baligh revenir avec une bouteille d’essence, raconte son frère Abdelsattar. Sur le pas de la porte, il l’a vidée sur sa tête sans dire un mot. Même quand il a commencé à brûler, il n’a prononcé aucune parole.  » Sauvé par ses proches, Baligh est brûlé au deuxième degré.

 » Après la révolte de 2011, on a cru que les questions économiques et sociales deviendraient prioritaires, souligne Abderrahman Hedhili, président du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES). Mais la corruption, le népotisme et les disparités régionales sont toujours là. Les gouvernements successifs ont fait comme si rien ne s’était passé.  » En juin 2015, avec l’appui d’Avocats sans frontières, le FTDES a déposé un dossier devant un organisme censé panser les plaies du passé dans le cadre de la justice transitionnelle, l’instance Vérité et dignité. Ce geste vise à faire désigner Kasserine comme une  » région victime  » de la marginalisation et de l’exclusion organisées sous l’ancien régime. Ici, l’indice de développement régional est le plus bas du pays, et le taux de chômage peut atteindre le double de la moyenne nationale, notamment chez les jeunes (28 %). L’espérance de vie est inférieure de sept ans à celle constatée à Tunis ou à Sfax. La région serait l’un des principaux terrains de recrutement pour le djihad ; le mont Chaambi, qui abrite des maquis terroristes, se trouve à une dizaine de kilomètres.

Depuis l’indépendance, en 1956, les régimes successifs ont toujours délaissé la zone de l’intérieur au profit du littoral, sources de devises. Kasserine, territoire rural et agricole, n’accueille pas d’activité industrielle, à l’exception d’une usine délabrée de production de cellulose, située dans le centre-ville du chef-lieu. Certains tentent de créer leur propre société : l’association Enda fournit ainsi 3 500 crédits à des micro-entrepreneurs, notamment dans le commerce. Mais il aura fallu cinq ans de négociations avec les banques pour obtenir l’ouverture d’une nouvelle biscuiterie, qui emploie 13 salariés.  » Les banquiers de Tunis voient les Kasserinois comme des ouvriers, non comme des entrepreneurs, déplore Tarek Mhadhbi, directeur de la société. Nous sommes des citoyens de seconde zone.  » Toutes ces initiatives, quand elles aboutissent, sont loin d’absorber les besoins.  » Dans le secteur public ou le privé, le tissu économique local est incapable de satisfaire la demande des jeunes, diplômés ou non, confirme Saihi Mohamed Sghaier, secrétaire général adjoint de l’UGTT, le puissant syndicat tunisien. Le seul refuge, c’est la fonction publique. Mais l’Etat ne peut pas tout.  »

Ecole, santé, habitat : partout, le même dénuement

Et il fait trop peu… A l’écart des grandes villes, les écoles manquent de tout.  » Nous n’avons ni eau courante, ni toilettes, ni réfectoire, témoigne Amel Rabhi, une institutrice. Certains enfants doivent marcher deux heures faute de ramassage scolaire.  » L’unique hôpital régional est dans un piteux état. Le service des urgences accueille en moyenne 500 personnes par jour, sans ordre particulier. Faute de chaises, les patients attendent debout devant le bureau des médecins. Effectifs insuffisants, matériels en panne ou déglingués, hygiène douteuse…  » La santé est à l’image de la situation générale du pays « , relève le chef du service, le Dr Chedly Maksoudi, qui appelle à une refonte complète du système. Un nouveau service d’urgences est annoncé pour d’ici à cinq ans.

Les touristes occidentaux qui prisaient les complexes de la côte n’imaginaient pas la pauvreté des régions intérieures. Dans le quartier d’El-Karma, où les rues sont en terre, les charrettes sont tirées par des ânes. Des moutons, et même un cheval, mastiquent ce qu’ils trouvent dans les détritus d’une décharge à ciel ouvert où jouent des enfants. Deux bambins utilisent des sacs en plastique comme des ballons. D’autres ramassent des emballages de bonbons. Sabra Abaidi vit là, dans un petit logement qu’elle loue 120 dinars (54 euros) par mois. Deux  » terrasses  » donnent sur deux chambres, avec de vieux matelas posés au sol, et une cuisine sans lavabo. L’eau provient d’un petit robinet dans les toilettes, à l’extérieur. Sabra,  » peut-être 50 ans, peut-être 60 « , dort avec sa mère. Son fils, sa belle-fille et leur bébé logent dans la seconde.  » J’ai fait une demande de logement à la municipalité il y a quatre ans, indique Sabra. Personne ne m’a répondu.  » Sa fille réussit à faire des études.  » A quoi bon ? De toute façon, elle n’a pas d’avenir « , lance-t-elle. Son fils, lui, sort d’un court séjour en prison, à cause de larcins.

A Kasserine, 500 projets attendent dans les cartons

Face à ces situations préoccupantes, le gouvernement semble dépourvu de stratégie, paralysé par les querelles fratricides de sa majorité, qui vient de se diviser en deux camps.  » Nous n’avons pas de baguette magique « , répète le Premier ministre, Habib Essid. La note d’orientation du plan, qui fixe la méthode pour la période de 2016 à 2020, a été adoptée en septembre dernier.  » Seul l’Etat peut attirer les investisseurs privés en développant des infrastructures structurantes « , tonne Abderrahman Hedhili, du FTDES. Des projets, pourtant, il y en a.  » Quand nous sommes arrivés au pouvoir, l’an dernier, nous avons découvert l’équivalent de 10 milliards de dinars (4,5 milliards d’euros) de dotation budgétaire, raconte Kamel Jendoubi, ministre chargé des Relations avec la société civile. Mais l’argent était bloqué, en raison de problèmes fonciers ou d’attribution des marchés publics, de procédures bureaucratiques… Nous avons commencé à les consommer.  » A Kasserine, 500 projets dorment dans les cartons… En attendant, le gouvernement vient d’accorder de nouvelles augmentations de salaires aux fonctionnaires et aux salariés du privé.  » Nous assurons la paix sociale, le temps de réamorcer la pompe « , explique le ministre. Afin d’occuper les chômeurs et les jeunes diplômés, il distribue des dispositifs de misère, rémunérés 200 dinars (90 euros) par mois.

Le temps presse… En novembre dernier, le frère cadet de Hosni Kaliya a perdu son emploi de surveillant à l’hôpital de Kasserine.  » Il espérait trouver un boulot, mais on lui a claqué la porte au nez « , raconte Hosni, les larmes aux yeux. Saber s’est immolé, à son tour. Il n’a pas survécu.

De notre envoyé spécial Romain Rosso – Photos : Nicolas Fauqué/Imagesdetunisie.com pour Le Vif/L’Express

L’an dernier, 113 personnes ont tenté de se suicider en s’immolant par le feu – une tous les trois jours en moyenne

Face à ces situations préoccupantes, le gouvernement semble dépourvu de stratégie

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