Les pays wallons

La Wallonie unitaire n’existe pas plus que la Belgique unitaire. Le sud du

pays est composé d’une multitude de sous-régions : serait-on namurois, carolo, liégeois, montois, hesbignon, gaumais… avant d’être Wallon ?

(1) Tableau de la géographie de la France, Paul Vidal de La Blache, La Table Ronde.

(2) La Wallonie à l’aube du xxie siècle. Portrait d’un pays et de ses habitants. Edité par l’Institut Jules Destrée et l’Institut pour un développement durable, sous la direction de Marc Germain et Jean-François Potelle.

Rebelles au nationalisme belliqueux, les Wallons savent se battre pour leurs pays, ces coins de paysage où se construisent des bonheurs privés et professionnels anonymes, sans trop se soucier de ce qui se dit dans la vallée ou la ville voisine. Il n’y a pas une, mais des Wallonie, unies par la langue française et un paysage intérieur coloré par un patois où se sont déposés toute la finesse, le recul et la gauloiserie des langues déliées de leurs obligations mondaines. L’Ancien Régime, en particulier pour Liège, Etat indépendant pendant mille ans, a laissé des traces vivantes dans les pierres et dans les esprits. Les incessantes recompositions territoriales du passé ont créé une délicate dentelle que les passionnés d’histoire entretiennent à coups de publications savantes et d’expositions parfois microscopiques. S’il n’y avait que l’histoire… La géographie aussi s’ingénie à faire de la Wallonie une mosaïque plaisante, avec sa trentaine d’unités paysagères. Prenez l’autoroute E 411. Elle déplie, en moins d’une heure et demie de trajet, au moins dix paysages différents : Brabant, Hesbaye, Condroz, Famenne, Ardenne, Lorraine, auxquels s’ajoutent des nuances intrarégionales comme celles qui, entre la Famenne septentrionale, la dépression famenaise et la Calestienne, viennent enrichir l’éventail paysager de la Famenne.

Dans son merveilleux Tableau de la géographie de la France (1), Paul Vidal de La Blache (1845-1918), l’un des pères de la géographie moderne, y associe sans arrière-pensées le Massif primaire de Belgique et de l’Ardenne et les Flandres, dans deux chapitres qui sont de véritables morceaux d’anthologie. Du Hainaut à Liège,  » c’est un massif tourmenté, énergiquement tordu et plissé, usé par les agents météoriques, qui se dérobe à peine sous une mince couverture récente « . L’Ardenne, qui montre à l’£il nu ce que les autres régions wallonnes enfouissent sous le limon ou ne révélaient qu’aux mineurs, détermine par opposition les contrées qui lui sont contiguës.  » En pointe entre le Rhin et les Néerlandes germaniques, elle est demeurée wallonne, c’est-à-dire française « , note l’illustre géographe.

Français ? Wallons ? Belges ? Les Wallons sont généralement fiers de leur tolérance et ne se perçoivent pas comme des nationalistes acharnés, sauf de leur coin de paradis, fût-il – et avec d’autant plus de passion qu’il est attaqué – le Pays noir. Intitulé La Wallonie à l’aube du xxie siècle, un bel ouvrage collectif, coordonné par l’Institut Jules Destrée et l’Institut pour un développement durable, vient de paraître avec en sous-titre : Portrait d’un pays et de ses habitants (2). La Wallonie est-elle un pays ou bien l’addition de  » pays « , ces fameux sous-régionalismes qui renvoient à  » la guerre des bassins  » sidérurgiques et à l’esprit de clocher ? Aucun instrument statistique ne permet de les décrire, quoique les intercommunales, dont la Wallonie regorge, en révèlent assez bien les contours. A ce jour, seul le niveau communal donne une idée de l’attachement des Wallons à leur terroir.

Repli local

Si l’on pose que, comme pour l’Européen occidental moyen, les affiliations familiales et socioprofessionnelles viennent loin en tête de leurs intérêts, que reste-t-il des fidélités institutionnelles des Wallons ? Dans leur contribution au Portrait d’un pays et de ses habitants, Michel Vandekeere et René Doutrelepont (ULg) remarquent que les appartenances belge, wallonne et européenne restent meurtries par les événements du milieu des années 1990 : affaires Dutroux, Clabecq, Renault-Vilvorde, etc. La composante identitaire qui s’en tire le mieux est la communale. Elle est presque autant investie – et très positivement, elle – que les identités belge, wallonne et francophone. Cela n’a pas échappé à l’ancien commissaire européen à la Recherche, Philippe Busquin (PS), qui, en préface, s’inquiète de ce repli local et des sentiments mélangés qu’éprouvent les Wallons pour les entités fédérées, alors que les tensions communautaires auront peut-être raison de la Belgique fédérale.

Directeur de l’Institut Jules Destrée, l’historien Philippe Destatte sait que l’identification à un territoire est un processus actif qui subit d’importantes fluctuations.  » Les Wallons, rappelle- t-il, ont hésité à s’inscrire dans une dynamique nationale wallonne parce qu’ils ont été longtemps soumis à d’autres influences : les mille ans de la nation liégeoise, par exemple, le patriotisme français sous la République, le Consulat ou l’Empire, l’alliance militaire avec la France de 1914 à 1936, le gaullisme pendant la Seconde Guerre mondiale, etc. Ensuite, le modèle national flamand et certaines de ses dérives leur ont inspiré de la réprobation plutôt qu’un désir d’imitation. Enfin, la construction assez récente, dans les années 1970, du nationalisme belge francophone les a enfermés dans la vision d’une communauté nationale bâtie sur la langue française, mais distante de la France et accompagnée d’un discours antiflamand, dont certains pouvoirs publics de la Communauté française, ainsi que de grands médias comme la RTBF ou Le Soir, semblent souvent prisonniers.  »

Plus encore que les Flamands, les Wallons sont déçus par le fonctionnement de la démocratie.  » En ne choisissant pas entre les deux scénarios – fusion de la Communauté française avec la Région wallonne ou transfert des compétences de la Communauté vers les Régions -, on a brouillé toute l’image dans la tête du citoyen, avance Destatte. Personne n’est jamais descendu dans la rue pour réclamer une « Communauté française de Belgique ». En revanche, des milliers de personnes l’ont fait dans les années 1960 et 1970 pour la Wallonie. Il faut donc en revenir à un schéma institutionnel simple, du type quatre régions – Flandre, Bruxelles, Région germanophone, Wallonie – qui exerceraient toutes les compétences.  »

En attendant, les Wallons se raccrochent au niveau de pouvoir le plus proche d’eux.  » L’autonomie communale, la proximité de la décision, l’écoute du citoyen et la démocratie conviviale sont des qualités mais elles sont aussi le terreau du campanilisme et des baronnies, déplore le directeur de l’Institut Jules Destrée. L’ajustement entre ces deux faces de Janus réside probablement dans la gouvernance à plusieurs niveaux. Les acteurs régionaux doivent aussi avoir la capacité de se détacher du local pour partager des visions, non seulement régionales, mais aussi européennes et mondiales. L’intérêt général, si peu cultivé, ne se décline pas suivant les territoires.  » C’est ce dont voudraient se persuader les responsables politiques wallons, quand ils ne succombent pas eux-mêmes à l’appel de leurs électeurs.

De 2001 à 2003, l’Institut Jules Destrée a tenu les rênes d’une entreprise de prospective citoyenne, nommée  » Wallonie 2020 « , à laquelle ont participé des centaines d’acteurs privés ou institutionnels.  » Les gens trouvaient intéressante l’idée du Contrat d’avenir wallon mais ils ne parvenaient pas à l’articuler avec leur propre projet de vie, devenu prépondérant, témoigne Philippe Destatte. Actuellement, les individus reformatent les valeurs traditionnelles de la famille et du travail à l’aune de leurs propres visions et cherchent un nouveau rapport au collectif. Ces mutations sont évidemment déstabilisantes pour la famille, l’école, l’entreprise ou la société.  » Le seul endroit où ces fortes têtes wallonnes, éprises de bonheur privé, voudraient bien s’investir était l' » infra-régional « , là où, depuis quelques années, s’élaborent des  » projets territoriaux  » (Luxembourg 2010, Charleroi 2020, Pays de Herve au futur…), en marge des institutions politiques. A Charleroi, cette  » coupole  » permet de respirer et de se parler librement.

L’altérité n’est pas un problème angoissant pour les Wallons. L’étranger est vu pour ce qu’il est : un rival au travail ou en amour, mais aussi un ami, un partenaire, un futur beau-frère, surtout s’il adhère gentiment à quelques-unes de nos innocentes marottes. Etre montois à Mons, liégeois à Liège, voilà qui lui vaut passeport éternel. Après, qu’il parle sa propre langue chez lui, mange des nouilles ou du couscous, peu importe. Il sera fêté pour cela aussi. Cette convivialité charmante, sans affectation, ornée d’accents locaux et d’un sens des nuances qui fait souvent défaut dans les jargons technocratiques, est ce qui séduit le plus. Elle opère des intégrations réussies mais non ostentatoires. La  » nationalité  » est d’abord humaine.

Elle a été aussi sociale car l’histoire ouvrière a forgé une conscience universelle, marquée par la lutte des classes. Il reste quelque chose de cette solidarité dans la nostalgie des organisations – et de la Belgique – unitaire, rempart contre les nationalismes bêtes et étroits, d’où qu’ils viennent.  » Les pouvoirs publics régionaux wallons, rappelle Destatte, grâce notamment à l’idée de citoyenneté territoriale valorisée par le « Manifeste wallon » de 1983 (« Est wallon qui vit ou travaille en Wallonie, d’où qu’il vienne ») et à des prises de position avant-gardistes des ministres-présidents Guy Spitaels et Robert Collignon, ont développé une conception très ouverte de leur territoire.  » Le parlement wallon a été à la pointe de la revendication pour le droit de vote des immigrés aux élections communales, même s’il est resté timide pour les élections régionales. L’article 14 du projet de Constitution wallonne de 1994 dispose notamment que tout étranger résidant en Wallonie jouit, dans un délai de séjour déterminé par décret, de tous les droits politiques, économiques, culturels et sociaux et a l’obligation corrélative de supporter les charges et d’accomplir les devoirs de tout citoyen.  » Quand les institutions sont démocratiques, continue l’historien wallon, c’est le territoire qui est porteur de liberté, davantage que le lien du sang, qui ne débouche que sur le communautarisme, la ghettoïsation et l’exclusion.  »

Marie-Cécile Royen

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