Les oiseaux ne font plus le printemps

Dans le parc du Marquenterre, réserve naturelle où passent des centaines d’espèces d’oiseaux, les habitudes ont changé. Comme ailleurs. Un signe de l’évolution climatique et de la mutation des écosystèmes

Elle s’appelle  » Avocette élégante  » et ça lui va comme un gant. Emplumée de noir et de blanc, perchée sur d’interminables pattes bleu ciel, un long bec noir dessiné comme une virgule ponctuant sa démarche vive de demoiselle pressée : le volatile, bien qu’il jappe à la manière d’un petit Klaxon défectueux û  » kluit-kluit  » û a de la classe. Rare donc précieuse, l’avocette fait la fierté du parc ornithologique du Marquenterre, paradis des oiseaux migrateurs, qui l’a vue revenir deux ans après son ouverture, un beau jour de 1975. Une estampille de qualité pour ce bout de baie de Somme, à 120 kilomètres au sud-ouest de La Panne, car la donzelle, pour daigner nicher, ne réclame rien de moins que l’excellence. Depuis, la réserve naturelle de 3 000 hectares a vu passer plus de 350 espèces d’oiseaux, plus de la moitié de celles recensées en Europe. Presque autant que l’immense réservoir écologique de la Camargue, 15 fois plus étendu.

Ces jours-ci, 130 couples d’avocettes pondent aux côtés des mouettes mélanocéphales encagoulées de sombre, sur les îlots de sable gris amoureusement bêchés pour elles par les guides de la réserve naturelle. De mars à mai, des milliers de migrateurs s’arrêtent ainsi sur la côte picarde, terminus de leur périple commencé en Afrique, ou histoire de recharger leurs batteries avant de terminer le grand voyage qui les mènera en Allemagne ou en Scandinavie. Objets d’interminables affrontements entre écologistes et chasseurs, ultrasensibles à la dégradation de leur environnement, les oiseaux voyageurs sont aujourd’hui le baromètre de la santé des écosystèmes. Pas étonnant qu’on les couve du regard.

La Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) est formelle : ils sont en avance. Martinets noirs, fauvettes, bergeronnettes printanières, milans et petits gravelots ont devancé l’appel de deux ou trois semaines sur leur période habituelle de retour sous nos latitudes. Le Muséum national français d’histoire naturelle le constate : depuis une trentaine d’années, les hirondelles annoncent le printemps dès la mi-février, quinze jours plus tôt qu’autrefois. Cette année, certaines d’entre elles, hivernant dans le sud de la France, ont carrément fait l’économie du voyage. Au parc du Marquenterre, l’ornithologue Philippe Carruette fait ses comptes :  » Depuis une dizaine d’années, la succession d’hivers plutôt doux a affecté le comportement de certaines espèces, explique-t-il. On voit désormais des échassiers, des canards ou des limicoles, qui passaient la saison froide en Afrique ou autour du bassin méditerranéen, hiverner en baie de Somme pour s’épargner le périple.  » Spatules et avocettes se sont ainsi arrêtées en cours de route.  » Les ornithologues allemands ont remarqué que les avocettes qui sont restées dans le nord de l’Europe ont des taux de reproduction plus élevés que les migratrices « , souligne Philippe Carruette. Et, si les anciens récits de chasse de la région indiquent qu’on y observait régulièrement des espèces très nordiques, comme le cygne chanteur, ce dernier n’a plus besoin de s’aventurer si loin des steppes boréales pour fuir la rigueur des frimas.

La LPO met cette épidémie de flemme aviaire sur le compte du réchauffement climatique, et fulmine contre les dangers que l’effet de serre fait courir aux oiseaux. Au nord, la taïga prend le pas sur la toundra, menaçant les espèces qui y nichent û bécasseaux, pluviers et autres canards. Au sud, l’avancée du désert rallonge la délicate traversée des petits passereaux résidant les mois d’hiver dans les contrées subsahariennes.

Certes, les oiseaux sont bien incapables de prévoir la météo. En revanche, ils ont de la mémoire :  » Ils se souviennent et transmettent l’information aux générations suivantes « , explique Philippe Carruette. Pari risqué : un hiver particulièrement froid faucherait des populations entières. Quant à ceux qui décalent leur retour,  » ils risquent de louper le pic d’émergence des insectes, nécessaire à l’alimentation des poussins « , avance-t-on à la LPO. Notamment les canetons, indépendants dès la naissance, qui doivent se débrouiller tout seuls pour débusquer leur pitance. Autre péril à plus court terme : la raréfaction des écosystèmes propices à la nidification. Ainsi disparaissent les zones humides, où nichent canards, oies et limicoles en tout genre.  » Les grandes étendues comme la baie de Somme bénéficient d’un arsenal de protections, mais les petits marais, les prairies humides, les tourbières et les étangs sont très vulnérables, explique Philippe Carruette. Pourtant, ils abritent la plus forte densité d’espèces végétales et animales qui soit.  » Une fois ces étendues supprimées pour y construire un parking ou une route, ces cours d’eaux détournés pour irriguer un pré, difficile de revenir en arrière afin d’en reconstituer la richesse.

Cette tâche réputée impossible, le créateur du Marquenterre, encore sous la Manche voilà un demi-siècle, l’a pourtant réussie. Dans les années 1960, Michel Jeanson, riche exploitant agricole de la région, construit des polders pour prendre 200 hectares sur la mer et y planter des jacinthes et des glaïeuls.

Dix ans plus tard, l’effondrement du cours des fleurs rend ces terres sableuses inutiles. Ornithologue amateur, Jeanson décide alors de transformer ces hectares en réserve, dont il module l’humidité au moyen du réseau de canaux et de vannes qui le sillonnent. Le Marquenterre est né, cédé en 1986 au Conservatoire du littoral. Mais le fuligule morillon, le chevalier gambette, le héron cendré aux rejetons braillards vociférant dans les pins, le grèbe castagneux au précieux capuchon mordoré ou le tadorne de Belon tamisant la vase de son gros bec sont peut-être en sursis dans la baie de Somme. La mer apporte du sable que le fleuve lénifié ne chasse plus û 700 000 mètres cubes par an. Comme au Mont-Saint-Michel, les herbus, spartine et salicorne, colonisent l’estran. La baie a beau bénéficier de tous les classements du monde û Natura 2000, Ramsar, Eurosite ou réserve naturelle û rien n’arrêtera le phénomène. Ironie du sort, les chasseurs contribuent à freiner la disparition du site en perpétuant leur activité.  » Ici, le prix de l’ hectare de marécage est plus élevé que celui de la terre à blé, note Philippe Carruette. Les chasseurs y construisent leurs huttes, où ils guettent le passage des migrateurs.  » L’ornithologue tempère la mauvaise réputation des Nemrod du cru :  » Nous sommes passés d’une mentalité de chasseur-cueilleur à un comportement de chasseur responsable, affirme-t-il. Nos deux mondes commencent à comprendre qu’ils défendent les mêmes intérêts : ceux de l’oiseau, dont la disparition signerait la fin de la chasse en baie de Somme.  »

Les migrateurs sont finauds : ils savent bien d’où l’on tire et adaptent leur comportement en fonction du lieu où ils se trouvent. Les oies cendrées escortées de leurs oisons pelucheux, qu’on approche à 1 mètre dans les sentiers du Marquenterre, s’envolent à la moindre alarme hors des limites de la réserve. Il y en a, dans un crâne de piaf : ces jours-ci, des biologistes américains viennent ainsi d’établir que, pour trouver leur route sur des milliers de kilomètres, les migrateurs non seulement utilisent un compas interne pour déterminer leur direction en fonction des pôles magnétiques, mais se servent également de la position du soleil levant pour régler leur boussole. Histoire de ne pas perdre le nord quand ils franchissent l’équateur. l

Marion Festraëts

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