Les noces rebelles

Dans Mitridate, re di Ponto, La Monnaie réinvente l’oeuvre de Mozart en la plaçant en plein coeur d’un sommet européen. Un exemple parmi d’autres de ces rencontres répétées entre opéra et politique.

Place de la République à Paris, le 30 avril dernier. Un ensemble de 300 musiciens et de 150 choristes entonne le Choeur des esclaves de l’opéra Nabucco de Giuseppe Verdi, l’Hymne à la joie de la Neuvième Symphonie de Beethoven et la Symphonie du Nouveau Monde d’Anton Dvorak. L’orchestre, spontané, célèbre en musique le premier mois d’existence du mouvement Nuit debout : une invitation à rêver d’un autre monde. Et une manière de prouver que l’opéra n’a rien perdu de sa force politique…

Des amours de Néron au 11-Septembre

A son éclosion, le genre lyrique emprunte ses récits à la mythologie. Rapidement toutefois, compositeurs et librettistes se mettent à puiser dans les faits historiques, creusent des personnages de chair et de sang. Le Couronnement de Poppée, opéra de Claudio Monteverdi, qui évoque les amours contrariées de l’empereur Néron et de sa seconde épouse, en est sans doute la première illustration. Un peu plus tard, Georg Friedrich Haendel s’inscrit dans la mouvance et parsème son opéra Agrippina d’allusions à la vie politique de son époque : la rivalité qui oppose la mère de Néron et l’empereur romain Claude reflèterait en réalité le conflit qui oppose Vincenzo Grimani, cardinal de Naples et protecteur d’Haendel, au pape Clément XI… L’arrivée de Wolfgang Amadeus Mozart sur la scène classique ne fait qu’amplifier cette tendance. L’aspect politique devient l’essence de sa musique. Dans Les Noces de Figaro, il invente un vocabulaire nouveau pour l’époque et place le valet Figaro au même niveau que son maître, le comte Almaviva. Quant à Ludwig van Beethoven, il composera Fidelio, son unique opéra, en 1805, à la suite de la prise de la Bastille : le livret est inspiré d’un fait divers authentique de l’époque révolutionnaire, selon lequel une femme, travestie en homme, fut engagée comme geôlier d’une prison et parvint à libérer son mari incarcéré. Moyen, pour Beethoven, de parler de liberté, de fraternité et de justice.

Autre opéra à entrer de manière fracassante dans les manuels d’histoire : La Muette de Portici de Daniel François Esprit Auber, qui servit, comme on le sait, de déclencheur à la révolution belge. Quant au fameux choeur Va pensiero du Nabucco de Giuseppe Verdi, créé en 1842, il deviendra le chant de ralliement des partisans de l’indépendance et de l’unité italienne sous la bannière du roi Victor-Emmanuel. Cette tradition a perduré au XXe siècle. Ainsi du chef américain contemporain John Adams, qui compose en 1986 l’opéra Nixon in China, dont le thème est la rencontre de Richard Nixon et Mao Zedong en 1972. En 1991, le même évoquera le terrorisme palestinien dans The Death of Klinghoffer. Et les attentats du 11 septembre 2001 seront abordés dans La Chute de Fukuyama (2013) de Grégoire Hetzel…

Quand un opéra ne traite pas directement d’événements historiques ou politiques, la mise en scène peut choisir de venir révéler ses aspects implicites, ou carrément l’enrichir d’une lecture supplémentaire. Coïncidence ou non, l’exercice a par exemple beaucoup attiré des cinéastes comme Luchino Visconti, Michael Haneke ou Benoît Jacquot, et est devenu une sorte de passage obligé pour les metteurs en scène de théâtre, qui y ont acquis des lettres de noblesse, de Patrice Chéreau à Luc Bondy en passant par Olivier Py.

Qu’est-ce que l’opéra, en tant qu’institution fédérale, se doit de donner en retour à la collectivité ? Comment amener le spectateur à réfléchir en tant que membre d’une communauté ? Depuis trente-cinq ans, La Monnaie s’est beaucoup penchée sur ces questions. Ses directeurs Gérard Mortier et Bernard Foccroulle ont successivement porté une attention toute particulière à la question politique. Un positionnement que revendique encore l’intendant actuel Peter de Caluwe, qui prône un opéra citoyen en soutenant régulièrement des mises en scène radicales et engagées d’ouvrages rares et classiques. C’est encore le cas pour ce Mitridate, re di Ponto : en ajoutant un substrat politique à l’histoire (réelle) de ce roi d’Asie mineure ayant lutté contre la romanisation du bassin méditerranéen, la maison bruxelloise réinscrit l’oeuvre mozartienne du XVIIIe siècle dans notre époque et développe une réflexion sur l’Union européenne. Et ce n’est pas Sweeney Todd (1979), du compositeur Stephen Sondheim, programmé en juin, qui dérogera à la tradition : cet opéra-comique teinté d’humour noir, basé sur la légende urbaine du diabolique barbier de Fleet Street, abordera d’autres aspects sombres – ceux de la logique du capitalisme. Une nouvelle invitation à interroger notre temps présent.

Mitridate, re di Ponto, par Wolfgang Amadeus Mozart, à La Monnaie (Tour et Taxis), jusqu’au 19 mai. ww.lamonnaie.be

PAR SASKIA DE VILLE

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