Les mirages de l’après-Castro

Avec Raul à la manouvre, le régime cherche à redresser l’économie et à desserrer l’étau extérieur. En Floride, certains exilés se préparent déjà à un éventuel rapprochement avec leur île. Une fois Bush parti ?

Chaque week-end, le millionnaire Thomas J. Herzfeld et son épouse, Rutli, ex-mannequin, vont à Fisher Island, un îlet pour superriches posé à l’entrée de la baie de Miami. C’est là qu’ils ont leurs habitudes, leur yacht privé et une joyeuse bande de copains en bermuda, tous aussi fortunés qu’eux. A l’ombre des paillotes, on parle souvent de la fin de l’embargo américain contre Cuba, sujet de conversation récurrent en Floride.  » Un jour, voilà une décennie, nous parlions des investissements qu’il faudrait effectuer à Cuba et de la meilleure manière de se positionner afin d’être prêts quand les changements arriveront, raconte le financier entre deux gorgées de bière glacée. Alors j’ai lancé à la cantonade : « Et pourquoi ne pas créer un fonds d’investissement consacré à Cuba ? »  » Tout le monde a trouvé l’idée épatante. Quand le déjeuner s’est terminé, chacun est rentré chez soi. Personne n’a reparlé de ce projet. Personne, sauf le financier. Peu après, il créait le Herzfeld Caribbean Basin Fund, un fonds d’investissement de 100 millions de dollars coté au Nasdaq sous l’intitulé CUBA et qui a doublé de valeur depuis sa création, dans les années 1990.

Avec des participations dans des dizaines d’entreprises américaines, mexicaines, panaméennes et des Bahamas, actives dans le tourisme, les croisières, les ports, les transports, le rail, la téléphonie, le bâtiment ou l’air conditionné et prêtes à investir demain à Cuba, Thomas J. Herzfeld est aujourd’hui le businessman américain le mieux préparé à jouer un rôle, le jour venu, dans ce qu’il est convenu d’appeler le  » Cuba post-Castro et postembargo « .  » A l’annonce de la maladie de Fidel, à l’été 2006, le titre a gagné 54 % ! raconte, sourire en coin, le millionnaire. Mais, quand son médecin espagnol, José Luis Garcia, a démenti que le Lider maximo souffrait d’un cancer, il a baissé de 23 %à  » Plus que jamais, la politique et l’économie sont indissociables.

A seulement 190 kilomètres de Fisher Island, Raul Castro se consacre, lui aussi, à l’après-Castro (à l’après-Fidel, s’entend). Depuis qu’il a succédé officiellement à son frère à la tête de l’Etat cubain, le 24 février dernier, il lui incombe de redresser un tant soit peu la situation économique catastrophique héritée de son prédécesseur.  » Améliorer la vie quotidienne des Cubains est la priorité absolue du régime « , analyse Juan Benemelis, ancien agent des services de contre-espionnage cubains et ex-diplomate en Afrique, où sa route a jadis croisé celle d’un certain Che Guevara. Réfugié à Miami, ce  » cubanologue  » émérite se consacre à la publication d’analyses et de livres, dont l’un des plus récents est un manuel du parfait investisseur qui évalue les secteurs porteurs de l’économie cubaine : tourisme, pétrole, nickel, biotechnologies et, bien entendu, rhum, cigares et sucre.

 » A la différence de Fidel, reprend-il, Raul ne peut pas faire tenir le régime grâce à son seul charisme, son verbe ou son aura, carà il en est privé ! Il doit donc forger sa propre légitimité. Comment ? En montrant aux Cubains de la rue et aux cadres du régime qu’il est capable d’obtenir vite des résultats concrets, notamment dans le domaine de l’approvisionnement alimentaire. Or la partie est serrée. En effet, les attentes de la population sont très élevées : le processus de passation de pouvoir a fait naître des espoirs que Raul n’est peut-être pas en mesure de satisfaireà « 

D’où des initiatives tous azimuts. Depuis quelques semaines, le nouveau chef de l’Etat a multiplié les achats de produits de première nécessité (riz, savon, shampooing, chemises, chaussures, etc.) à des fournisseurs du monde entier : Chine, Vietnam, et même Etats-Unis – qui, malgré l’embargo, restent le premier fournisseur de produits alimentaires et pharmaceutiques de l’île. Afin de stimuler la production agricole,  » Raul le Staliniste  » redécouvre les bienfaits de l’économie de marché : les agriculteurs sont désormais autorisés à vendre librement une partie de leur production. En outre, le gouvernement vient d’annoncer qu’il facilitera la vente de machettes, pelles, râteaux, bottes en caoutchouc et autres outils. Selon des fuites parues dans la presse de Miami, non encore confirmées sur l’île, la vente d’équipements électroniques (ordinateurs, radios, téléviseurs, lecteurs de DVD) pourrait prochainement être facilitée. L’apartheid touristique devrait, quant à lui, être aboli : les 12 millions de Cubains, à supposer qu’ils en aient les moyens, seraient ainsi autorisés à fréquenter les mêmes hôtels que les 2 millions de touristes qui se rendent chaque année sur l’île. Enfin, Raul Castro veut résorber la pénurie de transports publics : Cuba vient d’acquérir quelques autobus chinois et des wagons de train iraniens.

 » Le message à destination de la population est clair : il s’agit de montrer que le changement est possible au sein du système actuel, avec la classe dirigeante en place « , estime, à Miami, Teo Babun, un exilé cubain multicarte – consultant, analyste, éditorialiste, homme d’affaires, humanitaire – qui vit du matin au soir à l’heure cubaine grâce à sa télévision branchée par satellite sur les programmes de l’île. Ces jours-ci, Raul Castro prétend incarner un communisme à visage humain : la télévision officielle l’a récemment montré déposant des fleurs sur la tombe de sa mère.  » Jamais, au grand jamais, Fidel ne se serait abaissé à un tel aveu de « faiblesse » ; il se présentait toujours comme l’homme fort et viril « , note Babun, qui sait qu’à Cuba le moindre détail est chargé de sens.

A l’extérieur aussi, les choses changent. A moyen terme, Raul Castro souhaite faire évoluer l’alliance stratégique qui lie Cuba au Venezuela afin de se libérer de sa trop grande dépendance pétrolière envers le bouillant Hugo Chavez. Les généraux cubains qui, pendant la guerre froide, ont combattu en Afrique tiennent le lieutenant-colonel Hugo Chavez en piètre estime et le considèrent comme un révolutionnaire d’opérette. De plus, ils savent depuis la chute de l’empire soviétique et la terrible récession qui suivit sur l’île, privée de l’aide de Moscou, ce qu’il en coûte de placer tous ses £ufs dans le même panier. Cela explique pourquoi Cuba réactive, ces temps-ci, ses liens avec le Brésil, l’Angola et l’Iran, trois Etats pétroliers amis. Au reste, d’ici à cinq à dix ans, le problème énergétique de l’île aura trouvé sa solution : les eaux territoriales cubaines regorgent de pétrole, enfoui dans de grandes profondeurs. Et le Brésil, hautement qualifié dans l’exploitation offshore, est tout disposé à investir massivement à Cuba pour extraire ce brut.

L’embargo américain sera-t-il, à ce moment-là, toujours en place ?  » Si Obama remporte la présidentielle, l’embargo sera supprimé d’autant plus rapidement qu’il n’a rien promis aux anticastristes radicaux basés à Miami ; dans le cas de Hillary ou de McCain, c’est moins évident « , prédit Brian Latell, ancien officier de la CIA et unique biographe, à ce jour, de Raul Castro, ( L’Après-Fidel, City Editions).  » Une certitude : un rapprochement cubano-américain n’est plus inimaginable. Dans plusieurs discours, Raul a exprimé son désir d’une normalisation des relations diplomatiquesà catégoriquement refusée par George W. Bush.  » Mais le mandat de ce dernier touche à sa fin.

Une fois l’obstacle Bush levé, quel rôle la diaspora cubaine (1,5 million de personnes, dont la moitié en Floride), peut-elle espérer jouer ? Depuis près d’un demi-siècle, un mur de haine s’est dressé entre Miami et La Havane. Aux insultes de Fidel Castro, pour qui les exilés sont des gusanos (vers de terre), ceux-ci ont répondu par l’appel au meurtre et au renforcement de l’embargo. Résultat ? Aucun.  » Pendant trop longtemps, la branche radicale des exilés cubains a monopolisé la parole, à la radio, à la télévision et dans les sphères du pouvoir, à Washington « , reconnaît Carlos Saladrigas, vice-président de la Premier American Bank et l’une des voix modérées les plus influentes à Miami. Saladrigas milite pour une autre approche. Grâce à sa fortune personnelle, il a commandé des sondages démontrant que la communauté cubaine de Miami, prise dans son ensemble, est nettement plus nuancée qu’on ne l’imagine.  » Les exilés ont changé sans que le monde s’en aperçoive, glisse-t-il, calé dans un fauteuil du luxueux Riviera Country Club de Miami. La première génération, bruyante et radicale, est devenue numériquement minoritaire. Au contraire, la majorité silencieuse est favorable à une levée de l’embargo. Elle sait que jeter de l’huile sur le feu n’avance à rien.  » Du côté américain du détroit de Floride, la transition cubaine a commencé. C’est déjà un premier pas.

A. G.

AXEL GYLDéN De notre envoyé spécial

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