Les maîtres chanteurs

Les enfants, adorables, ont plongé leur main innocente dans le vase en verre. Chaque parti a reçu son dossard électoral pour le scrutin du 13 juin prochain et chaque président s’est prêté de bonne grâce à l’exercice rituel : dire face à la caméra pourquoi  » c’est un excellent numéro « . Ah, si seulement chaque ouverture officielle de campagne se résumait à ces moments souriants et détendus ! Mais quelque 25 bourgmestres flamands de l’arrondissement de Hal-Vilvorde s’étaient concertés pour gâcher l’ambiance. Rêvant peut-être de rééditer la rébellion de leurs collègues û une centaine û qui avait abouti à la suppression du recensement linguistique en 1961, ils ont décidé de passer à l’action pour un coup de force qui les démange depuis longtemps : menacer de ne pas organiser les élections européennes si le Parlement fédéral ne procède pas, d’ici là, à la scission de la circonscription Bruxelles-Hal-Vilvorde. Bruxelles bilingue d’un côté, Hal-Vilvorde unilingue de l’autre, ne permettant plus aux électeurs de ces communes de voter pour des listes francophones aux élections législatives et européennes.

Sur les 34 bourgmestres que compte Hal-Vilvorde, seuls 9 (dont ceux des 6 communes à facilité, selon toute vraisemblance) ont donc refusé ce qu’il faut bien appeler un chantage. Neuf autres (dont ceux d’Overijse, Kapelle-op-den-Bos, Zemst, Sint-Pieters-Leeuw) ont promis le boycott si leur exigence n’était pas rencontrée. Seize organiseront les élections, tout en se réservant la possibilité de les contester ensuite devant la Cour d’arbitrage. Parmi ces derniers se trouve un certain Jean-Luc Dehaene, ancien Premier ministre du pays et tête de liste de son parti, le CD&V, pour les européennes. Il y a de ces circonstances aggravantes qui ne sont vraiment pas à l’honneur du bourgmestre de Vilvorde… Il est moins surprenant, en revanche, de retrouver dans le noyau dur Leo Peeters, l’ancien ministre flamand (SP.A) des Affaires intérieures, et auteur à ce titre de la célèbre et détestée  » circulaire  » qui rogne les facilités linguistiques.

Peut-on ramener ce qui se passe à l’habituelle gesticulation communautaire d’avant-élections ? La man£uvre est sans doute vouée à l’échec : des plaintes sont déposées au pénal, le ministre fédéral de l’Intérieur a encore compétence disciplinaire sur les bourgmestres et le magistrat qui préside le bureau de vote principal pourrait prendre des mesures contraignantes. Mais l’apparente détermination des  » maires maîtres chanteurs  » ne doit pas moins être prise au sérieux. Pour trois raisons au moins.

1. Elle s’inscrit dans un long processus où la séparation entre Bruxelles et Hal-Vilvorde est devenue véritablement obsessionnelle dans l’ensemble de la classe politique flamande. Tous les partis, au Nord, réclament cette scission et il ne se passe jamais de nombreux mois avant que le sujet ne se manifeste. Ainsi, l’année dernière, au conseil provincial du Brabant flamand comme au parlement flamand, les élus, à l’exception de l’Union des francophones, votaient une motion pour exiger la scission de la circonscription. Les partis démocratiques flamands ont déposé une proposition de loi en ce sens à la Chambre et ils l’évoquent aujourd’hui pour dire que leur patience est à bout. En janvier dernier, les 25 bourgmestres rebelles brandissaient déjà la menace de boycotter le scrutin européen. Paul Van Grimbergen, le ministre de la Région flamande qui a la tutelle sur les communes, signalait alors qu’il ne ferait pas obstacle à la man£uvre. Curieux pays, décidément, où des membres du pouvoir exécutif régional ou communal, censés garantir le respect de la loi, annoncent sans gêne qu’ils vont la torpiller…

2. Le contexte préélectoral flamand incite les partis à la surenchère. La grande inconnue sur le futur rapport de force entre familles politiques pousse chacune d’elles vers un radicalisme communautaire de circonstance, où se profile particulièrement le CD&V.

3. Le débat institutionnel n’est jamais clos en Belgique. Il est même programmé, sous cette législature, par le gouvernement Verhofstadt qui a prévu l’organisation d’un  » forum communautaire « . Hormis le fait qu’il se tiendrait après les élections de juin, aucune date n’a été fixée. Pas de sujets à l’ordre du jour non plus. Mais une chose est certaine : les partenaires francophones socialistes et libéraux refusent mordicus l’hypothèse d’une scission de Bruxelles-Hal-Vilvorde. Cela n’empêche pas û bien au contraire û les partis flamands de placer haut la barre en vue de ce forum. La stratégie est aussi vieille qu’efficace : exiger un changement inacceptable pour y renoncer ensuite en échange d’une autre satisfaction. Mais, cette fois-ci, les francophones mettraient sur la table non seulement la ratification, par la Région flamande, de la convention européenne de protection des minorités, mais aussi l’élargissement géographique de la Région bruxelloise. C’est dire à quel point le  » forum  » en question risque, s’il a lieu, d’être mouvementé…

Il n’est pas certain que la circonscription en débat sera éternellement bilingue. L’attitude des Flamands est cohérente quand, au nom de l’homogénéité territoriale, ils considèrent comme une anomalie ce morceau de Brabant flamand qui échappe à la règle générale : une province = une circonscription électorale. Sous cet angle, la logique flamande n’est pas absurde ou scandaleuse. Mais celle des francophones ne l’est pas non plus. La réalité sociologique de cette région où ils sont des dizaines de milliers à vivre et leurs liens évidents avec Bruxelles suffiraient déjà à défendre leur point de vue. A quoi s’ajoute le fait que le bilinguisme de la circonscription fait partie intégrante d’équilibres communautaires précédemment négociés. Autrement dit, ce bilinguisme a déjà été  » payé « , ce que la Cour d’arbitrage avait souligné voici dix ans déjà.

C’est précisément parce que les deux logiques ont leur cohérence que seule une procédure de négociation démocratique peut tenter de les concilier, et certainement pas un coup de force bafouant la loi. Rien n’excuse, aujourd’hui, que quelques bourgmestres utilisent leur mandat pour jouer les desperados.

de Jean-François Dumont – Rédacteur en chef adjoint

La menace des bourgmestres flamands sur le scrutin européen doit être prise au sérieux. Rien n’excuse qu’ils jouent les desperados

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire