Les lumières du géant

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine, Yvan de Launoit, chercheur en biologie du cancer.

Pour certains, il est le fils de Jean-Pierre (RTL, Reine Elisabeth et Télévie), le frère de Bernard (chapelle Reine Elisabeth) et le vice-président du prestigieux concours Reine Elisabeth. Pour bien d’autres, c’est un scientifique qui dirige des unités de recherche au CNRS. Et qui lutte, depuis trente ans, contre les cellules responsables des cancers du sein ou de la prostate. Un chercheur-professeur (Lille, ULB) qui, enfant, était sans doute un peu plus  » casse-pieds que d’autres sur le pourquoi des choses « , admet-il. Et qui, devenu grand (très grand, 2 mètres quand même), s’est attaché à comprendre pourquoi les cellules cancéreuses se multiplient ou comment les métastases se greffent sur les os.

Si l’excitation intellectuelle de la recherche explique selon lui son engagement, Yvan de Launoit finira par confesser que la science est avant tout une passion… Mais il ne dira pas que celle-ci l’habite tellement qu’il se relève au milieu de la nuit pour continuer à chercher, lui qui aurait pu se contenter d’être le premier héritier d’une lignée prestigieuse. Il ne dira pas non plus que son parcours est brillant (licence en biologie à l’ULB, doctorat sur l’hormonosensibilité du cancer du sein à Bordet, postdoctorat au Canada) et qu’il dirige, depuis 2006, l’institut de biologie de l’institut Pasteur à Lille et des équipes de 80 à 300 personnes.

En revanche, il parlera de ce tout nouveau projet, dont il est l’un des trois porteurs : le Siric Onco Lille. Une sorte de mégacentre de recherche contre le cancer qui réunira physiquement chercheurs et cliniciens en y intégrant, pour la première fois, les sciences humaines et sociales. Ce centre – qui devrait voir le jour d’ici trois ans – s’implantera dans le Nord-Pas-de-Calais, cette région où le taux de surmortalité des cancers  » évitables  » est nettement supérieur à celui de ses homologues françaises.

Sous un physique ascétique, élancé et émacié, il balance gentiment avec sa patine presque congénitale :  » Vous voulez faire mon procès ? Pardon, mon portrait ? C’est compliqué de parler de soi. On m’a toujours appris à parler des autres, à m’intéresser à l’autre. D’emblée, je voudrais préciser que vous me frustrez énormément car même si j’aime les arts plastiques, j’aurais vraiment préféré vous parler de littérature ou de musique.  » Ou de science, évidemment.

Une interview entre Bruxelles et Lille, dans sa voiture immatriculée au nom d’une molécule, il se raconte donc, entre un sandwich au fromage et une bouteille d’eau, interrompu par les appels téléphoniques de ses collaborateurs et de ses proches. Car Yvan de Launoit (qui passe sa vie dans son auto) est un homme pudique, qui n’avoue pas qu’il a une famille qui l’aime. Parce que  » quand on a de la chance, on ne montre rien, il ne faut jamais être arrogant « . En échange, il montre son labo, présente ses recherches et ses collègues sans jamais se mettre en avant. Il ne parle pas non plus de son père, à qui il ressemble de plus en plus en vieillissant.  » Ah ! Vous trouvez aussi ? Oui c’est impressionnant, il vaut mieux s’aimer ou alors entamer une sérieuse psychothérapie. Parce qu’un héritage, qu’il soit matériel ou immatériel, c’est à la fois un poids et une chance. Mais une chance qu’il faut honorer : quand on a tellement reçu, ce serait inqualifiable de ne pas donner aux autres.  »

Les tourments d’Egon Schiele

Yvan de Launoit est donc né dans un milieu privilégié, entre écoles internationales et réseaux aisés, strapontins dorés et velours mordorés. Un milieu où l’art est omniprésent, aussi. D’ailleurs, dit-il,  » il m’est très difficile de désolidariser des oeuvres d’art du lieu dans lequel je les ai vues. Sans doute parce que je suis daltonien et que les couleurs que vous voyez ne sont pas les mêmes pour moi… Les formes plastiques d’une oeuvre et leur contexte d’apparition dans ma vie sont donc très importants.  » Ses préférées ? Egon Schiele, d’abord.  » Ma mère est autrichienne. Elle nous a beaucoup parlé de Schiele. Ce peintre force l’émotion. Mais Nu masculin me fascine particulièrement car il est à la fois le prolongement et la rupture du Jugendstil,l’Art nouveau germanique, qui représentait parfaitement l’Autriche conservatrice, classique et rassurante mais qui, s’étant déchirée, entraîna la décrépitude de tout l’empire austro-hongrois…  »

Il s’interrompt et tente le coup de la littérature pour la seconde fois :  » C’est tout de même dommage que vous m’interrogiez sur les arts plastiques parce que là, je vous aurais bien parlé de Stefan Zweig. Quel auteur de génie, qui mieux que lui pour traduire cette Autriche ?  » Après avoir exploré la littérature chez Zweig et Dostoïevski (qu’il relit pour la troisième fois), il retombe sur le peintre.  » Schiele arrive avec une vision de l’au-delà, de l’après et qui préfigure en quelque sorte les camps de concentration et les rescapés que nous découvrirons avec horreur des années plus tard. C’est sans doute un artiste tourmenté. Il n’est pas le seul : les scientifiques sont aussi des gens tourmentés. Ils sont aussi dans cet inconnu, soumis au stress de devoir traduire matériellement ce qu’ils ont dans leurs têtes. Finalement, les artistes sont comme les scientifiques : des personnes en état d’insatisfaction continue…  »

L’araignée de Louise Bourgeois

La demi-heure du cours de biologie sur les processus de rétro-contrôle nous fait franchir la frontière un peu plus intelligents. Yvan de Launoit s’en tiendrait bien aux grands scientifiques qu’il admire et aux conséquences fascinantes des récentes découvertes dans la lutte contre le cancer. Mais, organisé et discipliné, il se reprend : » J’aimeLouise Bourgeois, aussi… A la fois pour son Araignée, pour la femme et pour le Dia Beacon, ce merveilleux musée d’art contemporain situé dans une ancienne biscuiterie new-yorkaise. J’ai toujours aimé les araignées. Parce qu’elles font partie de la classe du règne animal le plus développé et, surtout, parce qu’elles ont un côté terriblement rassurant. Une araignée tisse sa toile, elle protège une maison… Même si pour la plupart des gens elle est effrayante, personnellement, elle me rassure ! C’est évidemment le lien avec mes enfants et mon épouse qui est évoqué. Mais je ne veux pas trop en parler, par pudeur et à l’égard de ceux qui n’ont pas tout ça… Ce que je déteste par-dessus tout, c’est l’étalage, l’arrogance du riche, l’arrogance du fort. D’ailleurs, concernant ceux qui se prévalent de posséder un des « canons de la société », comme la famille, si on creuse un peu, il faut reconnaître que ce n’est pas toujours idyllique.  »

Et, pourquoi la femme Louise Bourgeois ?  » Parce qu’elle est avant tout une femme et que je suis moi-même très féministe. Je ne supporte pas les propos dégradants à l’égard des femmes, peut-être parce que j’ai été élevé par une femme et que j’ai trois filles. Je trouve que les femmes ont encore du mal à se mettre en avant ou à se faire entendre. C’était donc indispensable de choisir une femme artiste.  »

Les couleurs de Titien

La troisième oeuvre fait se dévoiler encore un peu celui qui déteste parler de lui : Le martyre de saint Laurent.  » J’ai reçu une éducation catholique qui m’a vivement intéressé. Mais, arrivé au stade scientifique, il y a rapidement une incompatibilité : pour un scientifique, on ne peut pas se contenter d’expliquer l’inconnu par l’existence de Dieu car c’est justement le rôle du scientifique d’expliquer cet inconnu. Même si aujourd’hui la science n’est pas encore en mesure de tout expliquer, elle pourrait le faire parce qu’on ne l’arrête pas ! Dans ce tableau de Titien (NDLR : dans l’église Santa Maria Assunta, à Venise), j’aime saint Laurent, ce diacre qui considérait que la plus grande richesse de l’Eglise n’était pas ses ors ou son argent, mais ses âmes. Dans ce martyre, vous remarquez que la lumière vient d’en bas et non pas d’en haut comme c’est quasiment toujours le cas dans la peinture religieuse. La lumière de ce tableau, c’est la lumière non pas divine, mais celle des hommes, même si dans ce cas, saint Laurent se fait griller comme un scampi. Finalement, les suppliciés et les martyrs sont souvent nécessaires pour faire avancer une idée, c’est à la fois triste et merveilleux. Mais si on considère ce que les chrétiens ont permis de faire, il faut bien reconnaître que, sans eux, l’art n’aurait pas été le même. Quelle chance avons-nous eue ! Même si des choses horribles ont été faites en son nom, c’est quand même une civilisation, le christianisme.  »

Pourquoi créer ? Le scientifique, l’homme rationnel réfléchit… Il jure un peu derrière son volant, en évitant un accident, et répond :  » Je pense que créer, c’est avant tout laisser une trace. Parce que, même si on est croyant, on doute toujours (NDLR : de l’existence de Dieu). Evidemment, pour un scientifique, c’est plus facile : il se dira qu’il a participé à la connaissance. Les artistes, eux, vont – à travers leurs oeuvres – laisser une trace de leur passage sur Terre.  »

Et l’art qu’il mettrait au-dessus de tout ? De tous les autres ?  » Incontestablement, la musique. Avec elle, mon rapport est nettement plus émotif qu’avec d’autres formes d’art. C’est si intense qu’elle me comble tout le temps. D’ailleurs, si je devais faire un autre métier, je pourrais être librettiste, parce que quand mon coeur parle, c’est de musique. Elle est ma vie.  »

Dans notre édition du 11 mars : Pierre Mertens.

Par Marina Laurent – Photo : Debby Termonia

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