Les liens du chant

Un Blanc, une Noire, la musique, l’amour au temps de la ségrégation… Richard Powers dirige avec maestria cette puissante symphonie littéraire

Le Temps où nous chantions, par Richard Powers. Trad. de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard. Le Cherche Midi, 770 p.

Tout pour la musique. Près de 800 pages qui swinguent chez les anges. On écoute. On vibre. On ressort en transe, halluciné, transformé. Avec à l’oreille toute la douceur de Mahler ou de Schubert, mais aussi les lamentos du gospel et les cris des damnés qui levaient le poing dans l’Amérique de la ségrégation. Il fallait un sacré talent pour mêler tant de voix, tant de tumultes, et faire entendre la bande-son d’un pays dont le chant est parfois un hymne à la joie et parfois le plus sombre des requiem. Tout ça grâce au maestro.

Déjà célèbre sur ses terres, où on l’a comparé à Philip Roth, mais encore boudé en Europe malgré ce premier roman – moins convaincant – traduit en 2004, Trois fermiers s’en vont au bal. Powers s’y inspire d’une photo, prise en 1914 par August Sander, sur laquelle on voit un trio de paysans endimanchés qui, la canne à la main, s’apprêtent à quitter leur village. Où partent-ils ? C’est ce qu’imagine le romancier, qui dessine les imprévisibles destins de ces trois silhouettes bientôt plongées dans les fracas de la guerre.

Aujourd’hui, Powers enseigne dans l’Illinois, où il est né en 1957. Parce qu’il a fait des études de physique et qu’il a été informaticien, ses romans – une dizaine déjà publiés aux Etats-Unis – sont truffés de réflexions sur la science. Mais il est aussi un grand amateur de violoncelle, et c’est sur ces cordes-là qu’il a glissé l’archet du Temps où nous chantions, époustouflante partition qui nous fait découvrir, d’un même envol, l’âme de la musique et la musique de l’âme.

Ouverture : le jour de Pâques 1939, lors d’un concert de Marian Anderson, Delia Daley et David Strom se rencontrent à Washington. Elle est noire. Il est blanc. Elle porte sur ses épaules tous les fardeaux de sa race. Il est un maudit, un apatride chassé d’Allemagne par les nazis. Elle aime le chant, par- dessus tout, parce qu’il réconcilie les hommes. Il est passionné de physique, et cherche dans ses équations à dévoiler les mystères du temps. Delia et David, les deux chasseurs d’absolu, les deux proscrits de l’Amérique xénophobe, vont s’installer à Manhattan et élever leurs trois enfants métis dans le culte de la musique : du matin au soir, le petit quintette gazouille, roucoule, se rue près de l’épinette où Delia improvise tout le répertoire classique…

 » Dès l’instant où ils chantaient, ils cessaient d’être des parias « , écrit Powers, qui ouvre peu à peu sa focale pour lâcher les trois enfants Strom dans une Amérique schizophrène où les Blacks les méprisent parce qu’ils ne sont pas assez noirs et où les Blancs leur tournent le dos parce qu’ils sont des bâtards. Cela n’empêchera pas l’aîné, Jonah, de devenir l’un des plus éblouissants ténors de son temps : une voix à faire éclater le granit des montagnes, assez sublime  » pour guérir le monde de ses péchés « . On suit son parcours, du conservatoire de Boston à la Scala, en compagnie de son frère, Joey, son ange gardien, qui l’accompagne parfois au piano pendant que leur cadette, Ruth, choisit le chemin de la radicalisation : elle ne cessera de leur reprocher d’être des laquais de la culture dominante, avant de militer clandestinement avec les Black Panthers…

La musique peut-elle devenir une rédemption, dans un monde où les lois du sang sont les plus fortes ? Peut-elle transcender les races et briser leur funeste carcan, comme le voulaient Delia et David Strom ? Ces questions hantent Powers, dans un roman-travelling qui brasse un demi-siècle de l’histoire américaine, entre les répressions policières des sixties et l’assassinat de Martin Luther King, l’embrasement des ghettos et les sanglantes émeutes de Los Angeles. Autant de pistes dans cette symphonie magistrale, dans cet oratorio de la douleur et de la douceur où l’écriture balaie les ténèbres pour s’envoler vers la grâce. Sous la baguette enchantée de Magic Powers. l

André Clavel

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