Une partie des Afghans se satisfont de la prise de pouvoir par les talibans, signe pour eux de pacification, de reprise du travail et de restauration de la liberté de se déplacer à travers le pays. © BELGA IMAGE

Les hypothèques de Kaboul

La situation en Afghanistan ne se réduit pas au « chaos » de l’aéroport. Des Afghans sont soulagés par l’arrivée au pouvoir des talibans. Les premiers pas des nouveaux dirigeants font encore planer beaucoup d’incertitudes sur l’avenir du pays et le sort de sa population. Et les Etats-Unis n’ont pas perdu toute faculté d’influence.

Incertitudes sur l’issue de l’évacuation des ressortissants étrangers et de leurs partenaires afghans, doutes sur la sincérité des promesses de modération formulées par les nouveaux dirigeants talibans, questionnements sur le « gouvernement inclusif » qu’ils projettent de mettre en place: le pouvoir a changé en Afghanistan mais les modalités de la nouvelle gouvernance et son impact sur la société restent très incertains. Tentative d’éclaircissement de ces enjeux et passage en revue des questions en suspens avec Gilles Dorronsoro, professeur de sciences politiques à l’université Paris 1 et auteur du livre Le Gouvernement transnational de l’Afghanistan. Une si prévisible défaite (Karthala, 288 p.).

Si les talibans avaient voulu arrêter l’évacuation des ressortissants étrangers et de leurs collaborateurs afghans, ils auraient envoyé trois roquettes et c’était terminé. » Gilles Dorronsoro, professeur de sciences politiques à l’université Paris 1.

1. Comment expliquer la confusion de l’évacuation?

Les médias occidentaux sont principalement focalisés depuis la prise de Kaboul par les talibans sur le « chaos » qui règne à l’aéro- port dans le cadre des évacuations de ressortissants étrangers et de leurs alliés afghans. Gilles Dorronsoro l’explique essentiellement par un problème d’organisation de la part des Américains. « Les talibans n’empêchent pas les Américains de faire ce qu’ils ont à faire à l’aéroport. S’ils avaient voulu arrêter l’évacuation, ils auraient envoyé trois roquettes et c’était terminé. Ils ont simplement empêché les gens d’arriver à l’aéroport. L’inorganisation extraordinaire des pays occidentaux s’inscrit dans la continuité de ce qu’ils ont fait pendant vingt ans. C’est très humiliant pour les Etats-Unis. »

Mais, en définitive, ce nouveau fiasco surprend-il vraiment, au vu des errements des Occidentaux depuis 2001 en Afghanistan? « Cela donne un éclairage assez juste sur le niveau d’incompétence des élites occidentales quand il s’agit de la guerre, décrypte Gilles Dorronsoro. On est arrivé à un stade où cette gestion pose un réel problème en matière d’expertise, de privatisation au profit des grandes entreprises, d’usage de la violence en dehors de toute règle juridique. On peut multiplier les aspects et les exemples. Cela a été illustré en Irak, dans notre non-intervention en Syrie. Les Occidentaux ont de vraies questions à se poser. En outre, la couverture médiatique est très orientée sur les « méchants » talibans. Mais la vraie histoire, c’est l’échec occidental. »

Les talibans ont eu des entretiens avec l'ancien président Hamid Karzai ou avec l'ancien Premier ministre Abdullah Abdullah. Mais, selon Gilles Dorronsoro, ils n'envisagent pas de partager le pouvoir.
Les talibans ont eu des entretiens avec l’ancien président Hamid Karzai ou avec l’ancien Premier ministre Abdullah Abdullah. Mais, selon Gilles Dorronsoro, ils n’envisagent pas de partager le pouvoir.© BELGA IMAGE

2. Modération ou répression?

La situation de l’Afghanistan ne se réduit ni au désordre qui règne à l’aéroport de Kaboul ni au discours policé des dirigeants talibans devant les médias. Quel état des lieux est-il possible de dresser de la conjoncture actuelle? Le spécialiste de l’Afghanistan la replace dans un contexte plus large dans l’espace et dans le temps. Primo, « la ville de Kaboul est calme ». Deuxio, « la prise du pouvoir par les talibans est relativement peu violente en comparaison avec la situation de 1996 et de 2001, où il y avait eu des crimes de guerre massifs. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Des amnisties ont été proclamées. Des ouvertures, au moins symboliques, ont été faites aux anciens dirigeants. On assiste, il est vrai, à des incidents répétés. S’agit-il d’initiatives locales ou d’une stratégie plus centralisée? Il est difficile de le savoir à ce stade. Les talibans ont effectivement des listes. Ils cherchent à arrêter certaines personnes soit parce qu’elles ont collaboré avec les Américains, soit parce qu’elles ont publiquement exprimé leur opposition aux talibans, ou encore parce qu’elles se sont rendues coupables de crimes, par exemple quand elles faisaient partie de milices. Il y a aujourd’hui une répression ciblée. Mais il n’y a pas de massacres de masse, notamment contre les chiites. »

Il y a aujourd’hui une répression ciblée de la part des talibans. Mais il n’y a pas de massacres de masse.

3. Soumission ou résistance?

Des manifestations d’opposition au retour des talibans à la tête du pays ont eu lieu ça et là. Mais l’aspiration à vivre dans un pays débarrassé de la guerre ne va-t-elle pas en définitive prévaloir? « Une résistance armée aux talibans est à peu près impossible. On voit mal l’espace où elle pourrait se développer. Ce ne sera certainement pas dans la vallée du Panjshir (NDLR: foyer de résistance historique où se trouve actuellement Ahmad Massoud, le fils du commandant Massoud, et ses hommes). Après, c’est le propre d’une guerre civile d’opposer plusieurs camps. Il y a des Afghans qui sont très contents de la façon dont les choses se passent aujourd’hui: ceux qui vivaient dans les zones d’intervention des Etats-Unis et qui ont subi des attaques de drones pendant des années, les conservateurs fondamentalistes… Il ne faut pas les oublier. Ils ne parlent pas aux médias mais ils existent, sinon les talibans n’auraient pas gagné la guerre. A l’autre bout du spectre, il y a ceux qui foncent à l’aéroport ces jours-ci, issus de cette classe moyenne supérieure afghane créée par les financements internationaux et qui s’est beaucoup occidentalisée dans son mode de vie. Elle sait qu’elle n’a plus d’avenir en Afghanistan. Pour elle, c’est l’enfer. Entre ces deux catégories, beaucoup de gens peuvent désormais rouvrir leur boutique et se remettre à travailler dans un pays globalement calme à travers lequel ils peuvent à nouveau voyager puisqu’il n’y a plus d’insécurité sur les routes. »

4. Des courants différents chez les talibans?

La « modération » affichée par les dirigeants talibans qui se sont exprimés depuis la chute de Kaboul sur le travail des femmes, l’éducation des filles ou la cohabitation avec les opposants a pu suggérer qu’un camp moins radical avait, ne fût-ce que provisoirement, pris l’ascendant sur la frange plus fondamentaliste des « étudiants en théologie ». Gilles Dorronsoro émet de sérieux doutes sur cette hypothèse. « Depuis la fondation des talibans en 1994, des experts ou des journalistes ont régulièrement cru déceler des tendances au sein des talibans. Jusqu’ici, aucun élément empirique n’est venu confirmer cette hypothèse. Ce n’est pas complètement impossible. Mais je n’en vois pas d’indices jusqu’à présent. »

5. Vers un gouvernement inclusif?

Des dirigeants du nouveau pouvoir à Kaboul ont eu des entretiens avec l’ancien président Hamid Karzai, en fonction de 2001 à 2014, avec l’ex-Premier ministre Abdullah Abdullah, en poste de 2014 à 2020, et d’autres dignitaires. Ils évoquent la formation d’un « gouvernement inclusif ». Est-ce imaginable? « Il ne s’agit pas de partager le pouvoir entre différentes factions politiques mais plutôt de rassurer ces personnes sur leur sécurité et sur le fait qu’elles pourront rester en Afghanistan, explique Gilles Dorronsoro. Il se peut que des personnalités non talibanes intègrent le prochain gouvernement, mais elle ne le feront qu’à titre personnel. Il n’y aura pas de partage du pouvoir en tant que tel. »

Anas Haqqani (à droite), un des membres du clan des dirigeants talibans qui entretiennent des liens étroits avec Al-Qaeda. De leur attitude dépendra l'avenir du groupe terroriste.
Anas Haqqani (à droite), un des membres du clan des dirigeants talibans qui entretiennent des liens étroits avec Al-Qaeda. De leur attitude dépendra l’avenir du groupe terroriste.© BELGA IMAGE

Certains ont évoqué une gouvernance sur le modèle iranien, caractérisée par le contrôle des décisions de l’exécutif par les religieux et par une restriction de l’accès aux élections. Le professeur de sciences politiques à l’université Paris 1 pose les limites de cette transposition. « Depuis 2010, les talibans se sont toujours référés à des Constitutions afghanes antérieures. Pour des raisons évidentes, ils ne peuvent pas faire référence ouvertement à un modèle chiite iranien. De plus, la structure même de leur mouvement rend les choses plus compliquées à partir du moment où il est moins aisé d’aboutir à une définition consensuelle de l’équivalent des grands ayatollahs iraniens, qui n’existe pas véritablement en Afghanistan. Si la question est de savoir si les élections seront libres en Afghanistan, la réponse est « non ». Mais elles ne le sont pas depuis des années. Ce ne sera pas une rupture majeure. Il y a eu des fraudes massives lors des dernières élections, qui ont par exemple permis l’accession à la présidence d’Ashraf Ghani. Les talibans viennent de gagner la guerre et de mettre fin à quarante ans de guerre civile. Ils veulent le pouvoir. Il y aura des formes de contrôle mais elles seront plus afghanes qu’iraniennes. »

Si on s’engage dans une opposition dure contre les talibans, on ira vers une rupture. Et l’Afghanistan basculera du côté de la Chine.

6. Fini le sanctuaire de djihadistes?

En vertu de l’accord scellé avec les Américains en février 2020 au Qatar, les talibans sont censés renoncer à exporter le terrorisme islamiste. L’Afghanistan restera-t-il un de leurs sanctuaires? « Le pays est déjà un sanctuaire pour Al-Qaeda, rappelle Gilles Dorronsoro. Depuis que l’essentiel des forces occidentales s’en est retiré fin 2014, les militants d’Al-Qaeda peuvent facilement s’installer en Afghanistan. Mais il y a une nuance entre s’installer et monter des camps d’entraînement ou préparer des attentats. C’est ce qui devra être éclairci dans les prochains mois. Quelles sont les contraintes que le gouvernement taliban va imposer aux activités d’Al-Qaeda? » A cet égard, le spécialiste de l’Afghanistan note le poids des membres du clan Haqqani au sein du nouveau pouvoir. « Ce qui est spécifique au clan Haqqani, ce sont les liens qu’il entretient avec Al-Qaeda. Le voir participer aux rencontres avec Hamid Karzai ou Abdullah Abdullah signifie implicitement, pour moi, qu’Al-Qaeda ne s’oppose au processus d’ouverture qui est engagé aujourd’hui. »

Mais pour Gilles Dorronsoro, le rôle de l’Afghanistan dans la galaxie djihadiste dépendra des relations futures avec les Etats-Unis. « Si les Américains gèlent l’ensemble des aides et des fonds à l’attention de l’Afghanistan, s’ils ne retirent pas les membres de la direction des talibans des listes des organisations et personnalités terroristes pour leur permettre de voyager, on s’orientera vers une situation d’affrontement total et, à ce moment-là, Al-Qaeda retrouvera beaucoup plus de marge de manoeuvre. »

7. Les états-unis, clé de l’avenir taliban?

La politique de Washington à l’égard de Kaboul sera donc déterminante pour l’avenir du régime taliban. Une perspective paradoxale alors que la première puissance mondiale se retire d’Afghanistan après y avoir subi un des plus grands échecs militaires et diplomatiques de son histoire. Il reste que les Etats-Unis vont donner la ligne générale des relations que les Occidentaux vont entretenir avec les talibans et qu’à ce titre, ils auront encore une importante carte à jouer dans la région. « Les Occidentaux peuvent donner l’impulsion, orienter le gouvernement afghan dans un sens ou dans un autre, analyse Gilles Dorronsoro. Si on maintient de l’aide, la présence des ONG et des grandes organisations internationales, un soutien économique, on peut aboutir à une stabilisation qui ne sera pas parfaite mais qui pourra à peu près normaliser la place de l’Afghanistan dans la communauté internationale. Si on s’engage dans une opposition dure, des sanctions, une marginalisation, le maintien des talibans sur la liste des organisations terroristes, on ira vers une rupture. Et l’Afghanistan basculera du côté de la Chine. »

Le contexte

Une certaine confusion continue de présider aux opérations d’évacuation des étrangers et des collaborateurs locaux des armées et organisations de pays membres de la coalition internationale à l’aéroport de Kaboul. Des milliers d’Afghans voient dans les vols prévus dans ce cadre une rare opportunité d’échapper au joug des fondamentalistes talibans qui ont achevé leur conquête du pouvoir le 15 août avec la prise de Kaboul. Les bousculades et fusillades ont déjà entraîné la mort d’une quinzaine de personnes. Ces difficultés ont conduit le président américain Joe Biden à envisager un report au-delà du 31 août du départ des dernières troupes américaines d’Afghanistan. Une « prolongation de l’occupation » qui aurait des conséquences, a prévenu le porte-parole des talibans.

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