Les génies du clair-obscur

Guy Gilsoul Journaliste

Rendez-vous au sommet, à Amsterdam, entre le créateur italien du clair-obscur, le Caravage, et son héritier hollandais, Rembrandt. Une confrontation qui relance l’intérêt pour ces géants de la peinture

En 1610, Rembrandt avait 4 ans quand un peintre est banni de Rome pour faits de violence. Le Caravage a 37 ans et, malgré sa condamnation, il revient vers la Ville éternelle avec l’espoir que le pape ait levé la peine. Arrivé à Porto Ercole, les armées espagnoles l’emprisonnent. Puis le relâchent. Affaibli par la malaria, il erre. Peu après, on retrouve son cadavre sur la plage. Il n’avait aucun élève. C’est donc par l’intermédiaire d’un de ses admirateurs hollandais, Pieter Lantsman, que le jeune apprenti Rembrandt goûte une première fois aux pouvoirs évocateurs des ombres noires. Le futur peintre de La Ronde de nuit avait de l’ambition. La méthode était nouvelle, et il voulait être le meilleur. Comme avant lui le Caravage. Ce qu’il ignorait alors, c’est que cette passion le conduirait, soixante-deux ans plus tard, à mourir seul et rejeté, par amour de la peinture, comme ce maître italien.

La vie des deux peintres et l’analyse de leurs £uvres ne manqueront pas de nourrir les commentaires autour de l’extraordinaire confrontation organisée par le Rijksmuseum d’Amsterdam (mais dans les salles du musée Van Gogh), à l’occasion du 400e anniversaire de la mort de Rembrandt. Les toiles ont quitté quelques prestigieux musées de Rome, New York, Madrid, Florence, Dublin ou Detroit, ainsi que l’une ou l’autre collection privée. En tout, l’exposition propose une quarantaine de tableaux, avec, également, quelques passeurs d’ombres et de lumières comme Gerrit Van Honthorst, Dirck Van Baburen et Hendrick ter Brugghen. Pour le reste, rien que des Rembrandt et des Caravage, tantôt directement confrontés l’un à l’autre, tantôt isolés.

Certes, le Caravage (1573-1610) et Rembrandt (1606-1669) sont aujourd’hui reconnus comme des génies auxquels on associe une manière dont beaucoup, parmi ceux qu’on appellera les ténébristes, ne retiendront qu’une recette : le clair-obscur. En quelques mots, il s’agit par ce procédé d’opposer, en vue d’une expressivité dramatique accrue, des éléments de la composition fortement éclairés (une partie du corps, une cape, un mur) à d’autres, plongés dans l’ombre, sinon dans le noir total. En réalité, appliquée à nos deux artistes, la définition est insuffisante. D’abord, parce qu’il y a autant de façons de traiter cette confrontation qu’il y a de peintres créatifs. Songeons à Georges de La Tour, Diego Vélasquez, Vermeer, Frans Hals ou encore Rubens, tous disciples et admirateurs de l’£uvre du Caravage et contemporains de Rembrandt. Ensuite, parce que le clair-obscur n’explique pas à lui seul la puissance suggestive des £uvres de nos deux peintres et qu’il s’agit d’observer les autres particularités, comme les cadrages, les décors, les accessoires, les gestes ou encore la manière de peindre et les modèles choisis pour jouer le Christ, Actéon ou un des saints, martyrs ou solitaires. En revanche, on peut s’accorder sur un fait : l’option du clair-obscur exprime un refus, celui de la peinture claire prônée par la tradition italienne depuis le xve siècle et qui voyait, dans la richesse des détails, la science des dégradés et les compositions élaborées, les seuls critères d’appréciation d’une £uvre de  » raison « . A l’époque du Caravage, ce choix relevait d’une véritable provocation face aux subtilités savantes des maniéristes, face, aussi, aux classiques qui avaient depuis toujours relégué le noir dans l’univers interdit d’un au-delà de la peinture.

Après le Caravage, les jésuites de la Contre-Réforme abuseront du système à des fins de propagande moralisatrice. Mais, au pays de Rembrandt, ce n’est plus le cas. Le contexte d’Amsterdam entre 1630 et 1660, premier port mondial qui se développe dans un pays libéré du joug catholique, est en effet très différent de celui de la Rome des papes et des débats d’idées des années 1590-1610. Le commerce international (y compris des £uvres d’art) est florissant et la liberté de pensée, généralisée. Rembrandt n’ira jamais en Italie, mais le ténébrisme va le libérer des portraits (de groupe) en noirs uniformes à la mode du temps.

Pourquoi, dès lors, les réunir ? Le Caravage serait-il même, dans les raisons qui l’ont poussé au ténébrisme, l’exact opposé de Rembrandt ? Non. Mais, pour y voir plus clair, il faut, tout en tenant compte de l’évolution des connaissances depuis une trentaine d’années, associer deux approches comparatives : les biographies d’une part, les £uvres de l’autre. En effet, pour chacun de ces deux peintres, l’artiste et l’homme se confondent. Rien ne va sans l’autre. On est loin de Rubens jouant au diplomate dans les cours européennes. On a face à nous des  » bêtes  » de travail, des artistes ivres de peinture, des chercheurs que rien n’arrêtera jamais. Ni le succès ni le scandale, et pas davantage les refus des commanditaires, la mise au ban de la société, la pauvreté. Le Caravage, le bagarreur, aura tué, connu le cachot, fréquenté les infréquentables. Rembrandt, l’excentrique qui partage coupablement sa vie avec sa servante et dépense sans compter par amour des tissus, des armes et des £uvres d’art, sera poursuivi par ses créanciers. Mais l’un comme l’autre auront toujours à leurs côtés un protecteur lettré, attentif, visionnaire, mais d’abord indépendant. Comme eux.

Chez l’un comme chez l’autre, l’expérience (d’homme autant que d’artiste) nourrit à chaque fois l’£uvre à venir. D’où l’extraordinaire métamorphose de cette peinture, depuis les débuts jusqu’aux £uvres ultimes qui peuvent reprendre des thèmes déjà traités. Ils se souviennent, reviennent sur l’audace, modifient, et toujours pour magnifier ce qui, à leurs yeux, aura le plus d’importance : le  » morceau  » de peinture. Est-ce pour cela que la société, toujours en demande d’images conformes aux codes du temps, en fera, au fil des ans, des marginaux de plus en plus solitaires ?  » La bourgeoisie, disait Gustave Courbet, est plus impitoyable que les soldats.  »

Rembrandt – Le Caravage, Amsterdam, Rijksmuseum au Van Gogh Museum, 7, Paulus Potterstraat. Du 24 février au 18 juin. Tous les jours, de 10 à 18 heures. Nocturne le vendredi jusqu’à 22 heu- res. Tél. : +31 20 570 52 00 ; www.rijksmuseum.nl

Guy Gilsoul

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