Les enfants perdus du Guide

Le procès, souvent différé, de Seïf al-Islam Kadhafi, l’héritier déchu, de son cadet Saadi et d’une trentaine de caciques de l’ancien régime doit s’ouvrir, le 27 avril, à Tripoli. Revue d’effectifs d’une fratrie amère et dispersée.

Le cimetière, l’exil, la prison ou le prétoire. Depuis le lynchage de Mouammar Kadhafi, le 20 octobre 2011, en lisière de son fief de Syrte, les enfants de feu le Guide libyen ont connu des infortunes diverses. L’un, prénommé Moatassem, repose auprès du père dans un recoin tenu secret du désert ; deux autres, Khamis et Seïf al-Arab, ont succombé sur le front. En leur asile doré du sultanat d’Oman, trois des rescapés remâchent amertume et nostalgie au côté de la veuve Safiya, née Farkech. Quant à Seïf al-Islam, 42 ans bientôt, héritier aussi présomptueux que présomptif du défunt timonier bédouin, captif d’une brigade révolutionnaire de Zenten (Nord-Ouest), il est censé comparaître à compter du 27 avril, et par vidéoconférence, devant le tribunal pénal de Tripoli. Sort promis également, mais in situ cette fois, à son cadet Saadi, extradé début mars de son refuge nigérien. Encore faudrait-il que le procès des 37  » dignitaires  » du régime déchu, maintes fois différé sur fond de chaos sécuritaire, d’âpres rivalités régionales, de pulsions irrédentistes et de bisbilles procédurales, ne soit pas ajourné une fois de plus. Les chefs d’inculpation ? En vrac : assassinats, pillages, sabotages, actes portant atteinte à l’unité nationale, complicité d’incitation au viol, enlèvements et dilapidation des deniers publics.

Une certitude : pour la fratrie Kadhafi, le regroupement familial n’est pas pour demain. Dans sa retraite carcérale et haut perchée, l’ex-dauphin Seïf al-Islam –  » Glaive de l’islam « , en arabe – aura eu tout loisir de méditer sur les aléas du destin. Lui a endossé tour à tour le costume chic du réformateur policé, chantre de l’ouverture à l’Occident, de la liberté d’expression et des droits de l’homme, puis le treillis de combat du boutefeu haranguant le 26 février 2011, kalachnikov à la main, une cohorte de fantassins fidèles à la Jamahiriya  » libyenne, arabe, populaire et socialiste  » et menaçant de noyer ses ennemis sous des  » rivières de sang « . Avant de revêtir la défroque du Touareg en cavale et, enfin, l’humble tenue gris-bleu du taulard, arborant en outre la barbe drue de l’ascète pieux et contemplatif. Sa déroutante chevauchée a brutalement pris fin le 18 novembre 2011. Ce jour-là, une poignée de miliciens du djebel Nefousa interceptent le cadet des Kadhafi, qui se prétend chamelier. Qu’elle paraît éloignée, l’époque où Seïf emmenait dans son sillage un duo de tigres blancs, placés un temps en pension au zoo viennois de Schönbrunn…

Seïf al-Islam, butin de guerre de ses geôliers

Si, le jour venu, il répond de ses méfaits à distance, il le devra moins aux craintes qu’inspire un transfert acrobatique qu’à l’intransigeance de ses geôliers de Zenten. Lesquels, sourds jusqu’alors aux objurgations du pouvoir central ou de ce qui en tient lieu, ne céderont leur précieux butin de guerre qu’en échange d’une coquette rançon, que Tripoli l’acquitte en cash, en portefeuilles ministériels ou sous la forme d’une autonomie politico-administrative. Le Glaive ne sera d’ailleurs pas le seul à jouer les prévenus délocalisés : chef de la Sécurité intérieure d’un  » Frère-Guide  » qu’il épaula jusqu’à son dernier souffle, Mansour Daw, aux mains des ex-insurgés de la cité portuaire de Misrata, à 200 kilomètres à l’est de la capitale, prendra lui aussi part aux audiences par écran interposé.

Troisième fils du patriarche Mouammar, Saadi avait, à la différence de son aîné, réussi à rallier à temps le territoire nigérien. Et ce dès septembre 2011, à la tête d’un convoi d’une trentaine d’officiels. Hébergé  » pour raisons humanitaires  » dans une villa cossue du Conseil de l’Entente, organe de coopération régionale logé à Niamey, ce colonel, qui s’était taillé sur mesure en 2005 une unité de forces spéciales, ne tarde pas à mettre à rude épreuve la tradition d’hospitalité sahélienne. Ainsi que la patience du président Mahamadou Issoufou, pourtant résolu, au grand dépit du voisin du Nord, à préserver son hôte indocile des foudres de la justice libyenne, du moins tant que celle-ci se montrera incapable de lui garantir un traitement  » juste, équitable et impartial « . Que Saadi, bambochard légendaire, écume jusqu’à l’aube, entre bière et vodka, les boîtes de nuit de la capitale, passe encore. Mais que, piétinant ses promesses de retenue, il appelle à la sédition et oeuvre aux côtés de son compagnon d’exil Abdallah Mansour, ci-devant caïd du renseignement, à une chimérique restauration, non ! Déjà, en février 2012, dans un entretien diffusé par la chaîne panarabe Al-Arabiya, l’ancien jet-setteur avait prédit un soulèvement imminent au pays. Dans le genre profil bas, on a vu mieux. Assigné pour de bon à résidence après cet accroc, celui qui régna sur le football libyen, s’arrogeant le brassard de capitaine du onze national ainsi que le fauteuil de patron de la fédération, et dut à son seul pedigree quelques fugaces apparitions sur les pelouses de la série A italienne, ne renoncera pas à ses fantasmes de reconquête. Il aurait ainsi vainement courtisé le leader séparatiste Ibrahim al-Jadhran, maître de plusieurs terminaux pétroliers de Cyrénaïque (Est). Plus grave, Tripoli l’accuse,  » preuves irréfutables  » à l’appui, de stimuler l’ardeur de kadhafistes impénitents et de tribus affiliées, attisant les braises d’au moins deux foyers de tension : la région de Sebha (Sud), théâtre d’affrontements armés au début de cette année, et une enclave proche de la frontière tunisienne. Pour Niamey, qui avait sollicité sans succès maints pays d’accueil – dont l’Afrique du Sud, la Tanzanie et l’Algérie -, c’en était trop. Remis aux autorités tripolitaines le 6 mars, le fêtard assagi sur le tard dort depuis lors dans une cellule de la prison de haute sécurité d’Al-Hadba. Dire que Saadi aurait pu atterrir au Zimbabwe ou au Venezuela, bastions de l’anti-impérialisme, sinon sur une plage paradisiaque de la côte pacifique mexicaine… De fait, si le stratagème rocambolesque orchestré par une Canadienne n’avait été déjoué à la fin de 2011, le footeux de la tribu coulerait aujourd’hui une retraite indolente à Punta de Mita.

Aïcha, ex- » ambassadrice de bonne volonté  » de l’ONU

Dans la famille Kadhafi, la fille. Fille unique à plus d’un titre. Abusivement surnommée  » la Claudia Schiffer des sables « , au prétexte qu’elle teignait sa chevelure en blond et affectait une modernité factice, Aïcha, 37 ans, a elle aussi été trahie par sa fougue et ses aigreurs. Car, pas plus que Saadi, cette avocate, qui avait en 2004 rejoint le collectif des défenseurs du tyran irakien Saddam Hussein, n’a respecté son voeu de silence. Le 29 août 2011, enceinte jusqu’aux yeux, elle franchit la frontière algérienne en compagnie de sa mère, Safiya, de son demi-frère Mohamed, né du premier mariage du Guide, et de son frangin Hannibal. Et c’est dans un hôpital de Djanet qu’elle accouche, le lendemain même, d’une fillette. La suite est moins spartiate : à l’invitation du président Abdelaziz Bouteflika, la colonie s’installe dans une résidence d’Etat de Staoueli, station balnéaire de la banlieue ouest d’Alger. Pasionaria volcanique fraîchement déchue de son titre d' » ambassadrice de bonne volonté  » de l’ONU, Aïcha entonne dès septembre, sur la chaîne syrienne Arraï, un réquisitoire incendiaire. Honneur au  » Frère Guide « , haro sur les traîtres, vengeance pour les  » martyrs  » et honte à l’Otan. L’Otan ? Une instance qu’elle vomit, tout comme elle exècre les dirigeants français, Nicolas Sarkozy en tête, cibles en juin de la même année d’une plainte pour  » crimes contre l’humanité « , promptement classée sans suite par le parquet de Paris. Il faut dire que son époux – un cousin, officier de son état – et deux de ses enfants auraient péri sous les bombes de l’Alliance atlantique. Embarrassantes pour ses hôtes algériens, les foucades de l’éruptive Aïcha deviennent intolérables lorsque, non contente de tenter d’incendier le mobilier du logis gracieusement prêté, elle lacère, paraît-il, un portrait de  » Boutef’ « . Crime de lèse-majesté.

A Mascate, le clan n’est plus censé faire de vagues

Désormais indésirables, les Kadhafi mettent le cap sur le Golfe, où le sultan omanais, Qabous Ibn Saïd, les accueille, en octobre 2012, en VIP. De fait, la materfamilias Safiya et sa suite ne perdent rien au change : les voici installés dans un quasi-palais de Qurum, quartier huppé de Mascate. Seules exigences du souverain : ici, point de vagues et pas de politique. Dix-huit mois après, le marché tient toujours, quoi qu’il en coûte à Aïcha et à son irascible frère Hannibal. Ex-chef de l’autorité portuaire et maritime libyenne, ce dernier, enclin au temps béni de l’insouciance à dévaler les Champs-Elysées à 140 kilomètres à l’heure, à contresens et en état d’ébriété au volant d’une Porsche, traîne un lourd passé de cogneur. En juillet 2008, la police helvétique a l’outrecuidance d’interpeller, dans un palace genevois, Hannibal et son épouse, le mannequin libanais Aline Skaf, coupables d’avoir roué de coups et tailladé deux de leurs domestiques, un Marocain et une Tunisienne. Aussitôt, Kadhafi père ordonne l’incarcération à Tripoli de deux hommes d’affaires suisses et menace de geler les livraisons d’or noir à la confédération. Représailles efficaces, puisque Berne se résout à une humiliante reddition.

Si elle enjoint désormais par lettre à l’ONU de l’aider à retrouver la dépouille de son mari, Safiya la matriarche, infirmière de profession, avait aussi le sens des affaires : jusqu’à l’épilogue crépusculaire du régime, elle a dirigé la compagnie aérienne Buraq Air, détentrice d’un quasi-monopole sur l’acheminement, à l’heure du hadj, des pèlerins libyens en route pour La Mecque. Allah, pourvu qu’Il en trouve, reconnaîtra les siens.

Par Vincent Hugeux

Aline, la bru de Kadhafi, torturait la nounou éthiopienne de ses enfants en l’ébouillantant…

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