Les enfants de l’Etoile

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Ils ont entre 6 et 30 ans. Ils ont abandonné l’école, l’université ou la rue pour devenir creuseurs artisa-naux dans les mines du Katanga. Reportage sur le site de la Ruashi, une immense carrière où les accidents mortels sont fréquents

De notre envoyé spécial

V ous, les Bel-ges, vous avez fouetté nos papas. Puis vous nous avez abandonnés. Allez-vous revenir pour nous aider ?  » Francis a 8 ans à peine. Mais quand il vous parle, c’est sur un ton et avec un regard d’adolescent rebelle. Torse nu, les cheveux gris de poussière, les jambes enfoncées dans une mare boueuse, il lave, sous un soleil de plomb, le contenu de sacs de jute apportés par d’autres creuseurs. Apparaît, au fond du tamis, un gravier verdâtre : de l’hétérogénite, un oxyde de cobalt et de cuivre.  » Mes parents n’ont plus de travail, explique-t-il. Et j’ai six frères et s£urs. Alors, il faut se débrouiller. Quitter l’école pour la mine. Ici, c’est dur. Nous sommes exploités. Mais on arrive quand même à gagner entre 600 et 1 000 francs congolais par jour.  » ( NDLR : 1 euro = 500 francs congolais).

Francis est l’un des 4 000 à 5 000 artisans qui  » grattent  » la carrière à ciel ouvert de la Ruashi, située à une dizaine de kilomètres à l’est de Lubumbashi, la capitale du Katanga. Le site fait penser à une gigantesque termitière : le sol ocre, jaune ou blanc est parsemé de crevasses et de trous d’une quinzaine de mètres de profondeur, reliés entre eux et à la surface par des sentiers et des escaliers creusés par les porteurs. Ancienne possession de l’Union minière du Haut-Katanga (l’UMHK, fleuron de la Société générale de Belgique), la mine de l’Etoile, à la Ruashi, fut le premier site d’exploitation du cuivre au Katanga. Il fournissait, dès 1911, année du démarrage, près de 1 000 tonnes de minerai. Depuis la nationalisation du secteur par Mobutu, la carrière appartient à la Gécamines, l’entreprise publique considérée, jusqu’à sa descente aux enfers dans les années 1990, comme le poumon de la province et la vache à lait du pays. Mais, en l’an 2000, Ruashi Mining, filiale de l’entreprise sud-africaine Metorex, a obtenu des droits pour l’exportation des remblais du site. Dès lors, les industriels comptent chasser les creuseurs indépendants pour récupérer, avec des équipements lourds, les réserves de minerai. Un investissement devenu rentable depuis la hausse du cours du cobalt et de l’hétérogénite.

Ruashi Etoile, Ruashi pompage, Silasimba, sur la route de Likasi, Kimono et Kimpe, sur la route de Kasumbalesa… : la plupart des sites de la Gécamines au Sud-Katanga sont encore exploités par des creuseurs artisanaux. Selon le gouvernorat de la province, ils seraient entre 100 000 et 120 000 dans la région. Parmi eux, plus de 40 % d’enfants. Les plus jeunes – à partir de 6 ou 7 ans – sont affectés aux travaux  » légers  » : lavage et triage de l’hétérogénite, aide aux creuseurs… Mieux rétribués, les porteurs ont, en général, au moins une quinzaine d’années. Les  » attaquants « , des creuseurs expérimentés chargés de piocher la roche au fond des galeries, reçoivent, eux, entre 2 000 et 3 000 francs congolais par jour, soit de 4 à 6 euros. Quant aux revenus des négociants, ils sont très fluctuants : ils dépendent du nombre de sacs vendus et de la teneur de leur contenu en cuivre et en cobalt.  » Je suis découragé, confie Jacob, 37 ans, négociant à la Ruashi. L’an dernier, je faisais travailler une vingtaine de creuseurs, qui produisaient jusqu’à une tonne d’hétérogénite par semaine, vendue entre 300 et 1 000 dollars aux grosses sociétés locales, comme Chemaf ou Malta Forrest. Mais j’ai fait faillite. Il me reste deux creuseurs. Et je n’en sors pas. D’autant que les acheteurs chinois, coréens ou indiens, qui ont des dépôts à Lubumbashi, ne paient pas le juste prix. Leurs balances sont trafiquées et il n’y a pas de contrôle sur les laboratoires où on évalue la teneur du minerai.  » Une grande partie de l’hétérogénite n’est pas traitée avant l’exportation. Les richesses du Katanga filent ainsi vers la Chine et l’Inde, via la Zambie et les ports d’Afrique du Sud.

La libéralisation du secteur minier, voici une dizaine d’années, a donné le coup d’envoi de la  » ruée vers les mines « , tandis que la recherche d’une main-d’£uvre facile à manipuler a encouragé l’afflux massif de jeunes. Les enfants des rues et autres déplacés de guerre ne sont pas les seules recrues. Le  » métier  » de creuseur artisanal attire, plus largement, toutes les victimes du phénomène de plus en plus répandu de l' » enfant-ration  » : les parents obligent leurs rejetons à travailler pour contribuer au repas du soir. Certains d’entre eux vont à l’école le matin et prennent le chemin de la mine l’après-midi. D’autres ont abandonné des études universitaires, l’agriculture ou l’élevage pour devenir creuseur ou négociant.  » En cause, la pauvreté généralisée, le besoin de biens de première nécessité et l’affaiblissement de l’autorité parentale « , estime Raf Costermans, de l’association Groupe One, une ONG qui projette de réinsérer les jeunes creuseurs dans le système scolaire ou de leur trouver des alternatives économiques. La restructuration de la Gécamines a également laissé des traces : elle a conduit à la suppression de plus de 10 000 emplois. La Banque mondiale a financé les primes de départ, vite dépensées.

Eboulements

Dans l’immédiat, la santé et la sécurité des enfants des mines sont les principaux soucis des associations humanitaires.  » Ceux qui transportent les sacs de pierres se font des blessures parfois très graves au dos, constate le coordinateur de Groupe One. La plupart des creuseurs souffrent d’infections pulmonaires à cause de la poussière omniprésente dans les exploitations artisanales. Les yeux sont aussi atteints, en particulier parmi les gosses qui ramassent l’hétérogénite dans l’ancienne mine d’uranium de Shinkolobwe, officiellement fermée. Enfin, l’effondrement de galeries jamais étayées tue chaque jour des creuseurs, surtout pendant la saison des pluies, entre octobre et mars.  » A la Ruashi, des femmes tiennent des buvettes, où les mineurs peuvent se restaurer. Mais elles n’ont pas le droit de descendre dans la carrière.  » On dit qu’elles rendraient la roche stérile « , raconte Jacob, le négociant. Superstitions et exploitation minière ont toujours fait bon ménage : des danses nocturnes sont organisées autour des trous dans l’espoir de les rendre plus productifs. De nombreux creuseurs passent en effet la nuit sur le site. Ils logent dans les hôtels de fortune, un alignement de paillotes où circulent bière locale, alcool de fabrication artisanale (appelé lutuku), chanvre et pilules de valium. Des gamines de 12 à 16 ans sont fournies aux clients par les propriétaires des lieux, qui touchent 1 ou 2 dollars par fille.

Creuseurs chassés

En août dernier, l’Unicef a réuni à Lubumbashi les chefs coutumiers et religieux de la province pour qu’ils s’impliquent dans la lutte contre le travail des enfants dans les mines. Mais rien n’a changé. Les autorités affichent elles aussi leur volonté d’interdire la présence des plus jeunes dans les carrières. En vain. Les creuseurs artisanaux s’inquiètent néanmoins de leur avenir. Car de grands projets industriels menacent de les priver de leur gagne-pain. Plus de 4 000 creuseurs ont déjà été chassés de Tenke Fungurume, où les Américains reprennent la production mécanisée. Et d’autres sites sont touchés : 2 000 creuseurs ont été évincés par la société SMKK et 2 000 autres par Nova Mining, à Lupoto. Toutefois, le secteur formel ne pourra absorber, d’après les spécialistes, que 25 % environ de cette main- d’£uvre non qualifiée. Un nouveau désastre social en perspective ?

Olivier Rogeau

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