Les derniers-nés de Nyman

Facing Goya, un opéra sur le racisme scientifique;Sangam, une prodigieuse rencontre avec la tradition indienne: deux tentatives atypiques et réussies, signées Michael Nyman. Entretien

A-t-on le droit de penser quand on est compositeur? D’expérimenter? De s’amuser? De militer? Michael Nyman a voulu tout faire en musique, et cela ne lui a pas valu que des compliments. Lorsqu’il publia ses premières oeuvres – délibérément indépendantes -, au début des années 1960, les tenants de l’orthodoxie postmoderne ne l’entendirent pas de cette oreille et le renvoyèrent à ses bancs d’école. Nyman en profita pour se livrer à ses passions de musicologue, aux éditions critiques des oeuvres de Purcell et de Händel, aux recherches sur la musique populaire roumaine, tout en explorant en douce un langage nouveau, celui de la musique minimaliste, en l’occurrence répétitive. Bientôt, un domaine alternatif allait s’ouvrir à lui, qui assurerait sa notoriété plus que tous les labels « bouléziens »: le cinéma, en particulier celui du sulfureux Peter Greenaway, avec lequel il collabora étroitement entre 1976 et 1991 (mais aussi Jane Campion, pour la célèbre musique le La Leçon de piano, Volker Schlöndorff, Neil Jordan,…).

En 1986, un premier opéra, The Man Who Mistook His Wife for a Hat, révélait un autre aspect de son art, curieux dans tous les sens du terme, puisqu’il y traitait d’un cas neurologique, abordé dans son langage à la fois clair, clinique, pourrait-on dire, et sensible au point de faire de ce Man un best-seller des opéras de chambre (il fut monté tout récemment à l’Opéra de Liège). C’était le signe avant-coureur d’un deuxième succès, basé une nouvelle fois sur un sujet scientifique, mais cette fois beaucoup plus brûlant: celui des débats sur la race, l’eugénisme, le clonage humain. Le titre, Facing Goya, fait allusion à l’article du Financial Times révélant que, dans le cercueil de Goya, le crâne manquait… Comment pareil sujet suscita l’inspiration du compositeur? « J’ai été frappé par le fait que les grandes « découvertes » du XIXe siècle ont voulu mettre en boîte tout ce qui concernait l’être humain, dans lebut louable d’améliorer la condition de l’homme, mais aussi celui, moins avouable, d’établir des critères de discrimination. Et cela conduit à la question: qu’est-ce qui définit l’humain, et l’identité d’un être? L’étude pseudo-rationnelle des paramètres du corps n’aboutira jamais à la moindre avancée dans la compréhension de l’homme. »

Incroyable de mettre cela en musique… Nyman l’a fait, s’appuyant sur le livret très « non sense » de Victoria Hardie, confrontant la négociante en oeuvres d’art, les critiques, les techniciens de labo, les scientifiques, et, sorte de commandeur rappelant les humains aux choses humaines, Goya lui-même, venant récupérer son crâne, dans une scène ultime et bouleversante. L’opéra fut créé à Saint-Jacques-de-Compostelle en 2000. Il est aujourd’hui en production en Allemagne, le disque vient de sortir chez Warner, et le public est subjugué. « Bien sûr, à Saint-Jacques, nous nous trouvions dans la patrie de Goya… Mais mes conversations avec le public m’ont démontré que le coeur même du sujet était tout aussi important que la musique et la mise en scène. Les chanteurs – les mêmes qu’on retrouve dans le disque: Winnie Böwe, Marie Angel, Hilary Summers (mezzo fétiche dans le monde de la musique contemporaine), Harry Nicoll et Omar Ebrahim – se sont investis à fond, sur le plan humain et émotionnel. En Allemagne, dans un contexte a priori beaucoup plus impersonnel et avec une équipe toute différente, je retrouve le même enthousiasme. » Peut-on espérer vous « voir » à Bruxelles? « Ce n’est pas impossible, vous pouvez peut-être m’aider… »

Autre voyage musical de l’infatigable Nyman, celui, entrepris avec deux chanteurs indiens, Sajan et Ritesh Misra, héritiers spirituels des légendaires Dagar Brothers, et le mandoliniste U. Shrinvas. La plus haute tradition de la musique classique indienne « collée » à une partition symphonique occidentale, trouvaille ou imposture? On parlera ici de miracle, reléguant les autres tentatives du genre au rang de sympathique bricolage. « J’ai voulu préserver l’identité de la musique indienne tout en exprimant ma proximité, ma fascination avec ce langage structurellement si différent. J’ai donc commencé par enregistrer la bande-son des musiciens indiens et j’ai construit ma partition sur leur phrasé.  » Le résultat, alternant insensiblement le modal et l’harmonique, est une ivresse qu’on ne saurait trop recommander.

Martine D.-Mergeay, Facing Goya (2 CD); Sangam (1 CD), chez Warner Classics.

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