Les combats de Viera

Professeur de droit international, aujourd’hui juge à la Cour européenne des droits de l’homme, Viera Straznicka a vu sa carrière osciller au gré des bouleversements politiques de son pays. Elle n’a jamais cessé de plaider pour son ouverture

Regard pétillant et sourire chaleureux : le charme de Viera Straznicka laisse entrevoir une ténacité peu commune, forgée par les obstacles, par les heures d’étude sous la lampe et les cours dispensés à des générations d’étudiants en un temps de haute surveillance idéologique. Née à Bratislava dans une famille originaire des hauteurs dominant Nitra, la plus ancienne cité slovaque, elle a eu très tôt la vocation d’enseigner. Durant plus de vingt ans, Viera Straznicka a été prof de droit international, l’une des rares disciplines qui ouvraient, au temps du communisme, une lucarne sur le monde interdit, au-delà des frontières du pacte de Varsovie. En 1989, lorsque la Tchécoslovaquie bascule dans la Révolution de velours, elle ne sait pas encore que sa vie va en être complètement bouleversée.  » J’avais déjà 45 ans et le sentiment que, pour moi, tout était joué.  » Elle est alors professeur associé à l’université Comenius de Bratislava. Pour en arriver là, elle n’a pas ménagé sa peine :  » Je n’ai jamais adhéré au Parti communiste, suivant en cela l’exemple de mon père, qui, de ce fait, n’a obtenu aucun avancement sa vie durant. Pour subvenir aux besoins des siens, il s’était enrôlé très jeune dans l’armée. Pendant la Seconde Guerre mondiale, lors de l’insurrection slovaque [1943-1944] contre le régime pronazi de Jozef Tiso, il est de ceux qui apportent leur aide aux partisans. Par la suite, les communistes au pouvoir encenseront ces  »combattants antifascistes », mais l’essentiel de la carrière de mon père se résume à un emploi de comptable derrière un bureau.  »

Un mari exclu du PC

A l’université, chacun sait qui a la carte du Parti et qui ne l’a pas. Et tout le monde sait aussi que le frère de Viera a émigré, que son mari, metteur en scène de télévision, a été exclu du PC après l’écrasement du Printemps de Prague (1968) û comme des dizaines de milliers de Tchécoslovaques.  » Pendant des années, chaque fois que je demandais une autorisation de sortie pour assister à une conférence à l’étranger, elle m’était systématiquement refusée.  » Obstinément, elle apprend l’anglais et l’allemand le soir, comme pour ouvrir une brèche dans l’enfermement.

Depuis 1998, Viera Straznicka est juge à la Cour européenne des droits de l’homme, à Strasbourg. Le chemin qui l’a menée là risque de bifurquer, une fois de plus, en octobre prochain, à l’échéance de son mandat. Quinze ans plus tôt, tandis que les foules dansent sur les décombres fumants du communisme, elle s’affaire à envoyer des lettres en Europe et aux Etats-Unis. Son but : mettre en place des échanges universitaires qui permettent aux étudiants et aux profs slovaques de s’aérer la tête et les connaissances là où soufflent la démocratie et l’Etat de droit. Elle-même fait un séjour aux Etats-Unis pour y perfectionner son anglais. C’est la première fois qu’elle quitte la Tchécoslovaquie. Sur le campus d’Ann Arbor, dans le Michigan, elle apprend qu’une association indépendante de magistrats slovaques propose sa candidature à la Cour constitutionnelle fédérale, en cours de création à Brno. Elle donne son accord de principe, persuadée qu’elle n’a aucune chance.

Vaclav Havel, chef de l’Etat, en décidera autrement. Sans la connaître. La voici au sein de l’une des plus hautes institutions de l’Etat. Alentour, les tensions montent, deux politiciens aux dents longues, le Tchèque Vaclav Klaus et le Slovaque Vladimir Meciar, poussent Prague et Bratislava au divorce.  » Ils avaient promis un référendum mais, n’étant pas assurés du résultat, ils se sont entendus pour aboutir à la séparation.  » On devine qu’elle-même n’y était guère favorable.

Retour à la case départ. Viera Straznicka réintègre Comenius à plein temps, bien décidée à acclimater le droit européen. Des alma mater de l’Union, dont Toulouse, Brême, Madrid et Rome, acceptent d’initier une trentaine d’étudiants slovaques durant six mois. La Commission offre son soutien pendant trois ans. Elle prépare l’avenir tandis que le pays tourne le dos aux réformes. Brusquement, la roue tourne. Pendant quelques mois, Meciar perd le pouvoir au profit d’une coalition de l’opposition û qui invite aussitôt Viera à représenter la Slovaquie au Conseil de l’Europe. On est en 1994.  » J’avais déjà près de 50 ans, il était clair que l’offre ne se représenterait pas. Avec le doyen de la faculté, nous avons décidé qu’il poursuivrait le programme de droit européen, à charge pour moi d’assurer la coordination depuis Strasbourg. Adieu les vacances ! On a réussi. A telle enseigne que l’un de ces anciens étudiants travaille ici, à la Cour européenne des droits de l’homme.  »

Au Conseil, l’ambassadrice slovaque ne ménage pas sa peine.  » Nous voulions démontrer nos capacités d’action. Tout était en chantier, la justice, la législation, la fonction publiqueà  » Meciar reprend la main, les ennuis commencent.  » Sans cesse, ses envoyés tentaient de me créer des difficultés. Pourtant, je n’ai pas été rappelée dans l’immédiat, la mesure eût été trop voyante.  »

 » Il y a deux types de juges…  »

Pendant ce temps, le pays s’enfonce dans un régime autoritaire dominé par la corruption, l’omniprésence des services secrets, l’impunité des sbires à la solde du pouvoir. Meciar sera balayé par les urnes en septembre 1998. Non sans avoir, entre autres méfaits, saqué une trentaine d’ambassadeurs, dont Viera Straznicka û élue le mois suivant juge à la Cour européenne des droits de l’homme.

Entre elle et la Slovaquie, le contact est permanent. Aujourd’hui, malgré les progrès accomplis, l’Etat de droit chemine encore. Après la santé, la justice reste le secteur le plus corrompu.  » Il y a deux types de juges, ceux qui viennent du régime précédent et qui en ont conservé la mentalité ; ceux qui veulent appliquer la loi mais qui hésitent, par peur des représailles, lorsqu’ils voient des criminels notoires remis en liberté par des tribunaux complaisants.  » Malgré tout, les choses changent :  » Des chefs d’entreprise commencent à porter plainte contre l’extorsion, à la faveur d’une nouvelle loi qui permet de leur offrir protection.  »

Aujourd’hui, forte de son expérience à la Cour européenne des droits de l’homme, Viera Straznicka y brigue un second mandat. Mais son poste suscite les convoitises à Bratislava. Chaque pays doit présenter trois magistrats, dont au moins une femme, règle imposée par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe û que le Conseil judiciaire slovaque n’a pas jugé bon de respecter.

Autrefois, lorsque le communisme la tenait captive, Viera Straznicka rêvait de faire du ski dans les Alpes. D’ici quelques mois, elle saura si son rêve de juge est exaucé.

Sylvaine Pasquier

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