Les choix de Liam

Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Il n’aura fallu que deux films au jeune Ken Loach, Kes (1969) et Family Life (1971), pour démontrer son talent à traiter les thèmes de l’enfance et de l’adolescence en danger comme personne n’avait su le faire avant lui. Trente ans plus tard, le cinéaste anglais n’a rien perdu de cette remarquable aptitude.

Son nouveau film, Sweet Sixteen, est assurément une des £uvres les plus fortes jamais tournées par le réalisateur. Elle a pour personnage central un grand gamin de 15 ans prénommé Liam. Dans quelques jours, il fêtera son seizième anniversaire. Sa mère sortira de prison juste à temps pour être de l’événement. Liam veut saisir l’occasion pour que les choses s’arrangent. Il rêve d’une vie de famille harmonieuse, dans le coin d’Ecosse où il vit avec sa maman et sa s£ur Chantelle. Mais les obstacles sont nombreux, à commencer par Stan, le compagnon de sa mère, dealer de drogue cynique, et aussi Rab, un grand-père sans scrupule, volontiers violent. Stan et Rab veulent forcer Liam à profiter d’une visite pour introduire de la drogue en prison. L’adolescent refuse et est tabassé. Plus décidé que jamais à offrir à sa mère un avenir meilleur, et ayant repéré une caravane où il ferait bon vivre, il décide de l’acheter. L’argent ? Il en trouvera bien à force de combines, menées avec la complicité de son meilleur copain, Pinball. Dérobant son héroïne à Stan, les gamins entreprennent de la vendre. Un premier pas fatal vers une périlleuse dérive, appelant l’argent mais aussi le danger et la honte de répandre un produit de mort…

Comment les meilleures intentions peuvent avoir des conséquences tragiques, comment un rêve de gosse se transforme en cauchemar, Sweet Sixteen le montre avec une vérité peu banale, une exceptionnelle intensité humaine et cinématographique, une rigueur morale et formelle exemplaire et une émotion qui dure bien au-delà du générique final. La présence extraordinaire de Martin Compson dans le rôle de Liam est l’un des atouts décisifs du film de Ken Loach, tout comme l’implacable scénario écrit avec l’habituel complice du réalisateur, Paul Laverty. Les deux hommes, dont le film est la quatrième collaboration après Carla’s Song, My Name Is Joe et Bread and Roses, ont bien voulu commenter pour nous un projet dont l’urgence saute aux yeux dans une société britannique cultivant tout à la fois – et plus que beaucoup d’autres, sous Blair comme sous Thatcher – un scandaleux fatalisme vis-à-vis de l’injustice sociale et une célébration irresponsable de l’argent facile. Une double tare qui place trop de jeunes des milieux les plus pauvres devant une alternative impossible : subir en serrant les dents ou s’en sortir par tous les moyens, surtout les pires, dans la mesure où l’ascenseur social semble bel et bien en panne…

Pris au piège

 » Voici quelques dizaines d’années seulement, explique Paul Laverty, beaucoup de jeunes issus des milieux les plus pauvres avaient de bon-nes raisons de s’appliquer en classe pour obtenir un bon emploi, de rester sérieux pour fonder une famille. Aujourd’hui, des jobs, il n’y en a presque plus, et le modèle familial s’est largement disloqué. Seuls les plus brillants s’accrochent jusqu’à l’université. Pour les autres, c’est la résignation, les boulots de merde ou alors, comme Liam, la tentation d’échapper à la misère par une activité illégale, le plus souvent le commerce de la drogue. On me dira que chacun a toujours le choix de s’engager ou non dans cette voie, et c’est vrai. Mais il n’est pas normal que de jeunes gamins doivent se retrouver confrontés à des choix existentiels aussi graves, aussi terribles potentiellement !  » Ken Loach prend la parole pour souligner que,  » si Liam se retrouve pris au piège dans le film, le spectateur l’est également « .  » Nous avons voulu que les spectateurs vibrent pour Liam, qu’ils veuillent le voir réussir à offrir un logement à sa mère, avant de se rendre compte qu’il s’agit tout de même de vendre le plus de drogue possible pour y parvenir !  » poursuit le réalisateur, qui reconnaît avoir ainsi  » commis une manipulation pour que le public suive Liam sur son chemin, s’en retrouve gêné, et quitte la salle de cinéma avec quelques bonnes questions dans la tête… « .

C’est avec un sentiment d’urgence que Loach et Laverty se sont embarqués sur le projet d’un film qui  » s’imposait naturellement, qui demandait à être réalisé « , comme le dit le cinéaste.  » Les questions soulevées par le film sont cruciales pour l’avenir de toute une jeunesse, commente le scénariste. C’est d’une évidence aveuglante et les politiques n’ont pour autant rien d’autre à proposer que des réponses faciles, théoriques, réductrices. Aucun d’entre eux ne peut répondre à des interrogations comme :  » Pourquoi 4 millions d’enfants vivent sous le seuil de pauvreté en Grande-Bretagne ?  » ou  » Pourquoi détenons-nous des records en matière de chômage des jeunes ?  » Pour répondre, il faudrait se tourner vers l’économie, les délocalisations, la précarité des uns instituée en source de profit pour les autres. Mais on ne le fait pas, on s’incline (qu’on soit de droite ou prétendument de gauche) devant la toute-puissance d’une logique exclusivement marchande, à laquelle ne s’applique plus aucun contrôle démocratique.  »

Loach et Laverty n’ont pas de mots assez durs pour qualifier la gestion de Tony Blair et avouent leur sympathie active pour certains mouvements altermondialistes. Les auteurs de Sweet Sixteen ne font pas pour autant du film une £uvre idéologique, porteuse d’un message militant. Leur propos est de restituer une certaine réalité sociale et humaine, dans toute sa complexité. A nous d’en faire matière à réflexion. Pour nourrir ce sentiment de vérité, Loach a eu recours à ses méthodes personnelles de tournage : filmer l’action dans l’ordre chronologique, ne dévoiler aux interprètes que des bribes du scénario, gardant certains détails secrets jusqu’au dernier moment pour obtenir des acteurs une réaction spontanée. Dans ce contexte de travail très particulier, la prestation de Martin Compson dans le rôle de Liam brille d’une exceptionnelle justesse.  » Nous avons fait de longues recherches avant de trouver Martin dans un lycée de la ville où nous devions tourner le film ( NDLR : Greenock), raconte Ken Loach. Sa personnalité nous a aidés à préciser le personnage, un petit gars d’origine prolétaire, plutôt malin et culotté, dont on voit vite que c’est un survivant.  » Martin n’entend pas faire carrière dans le cinéma. Sa passion, c’est le foot. Aujourd’hui âgé de 18 ans, il a décroché un contrat au F.C. Morton, un club de deuxième division écossaise. Dans l’univers du sport, il arrive que l’ascenseur social fonctionne encore…

Louis Danvers

 » La société britannique cultive un scandaleux fatalisme vis-à-vis de l’injustice sociale et une célébration irresponsable de l’argent facile « 

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