Le 25 février prochain, Pierre Carette sera un homme libre. Mais étroitement surveillé. Retour sur une aventure révolutionnaire qui, s’il n’y avait eu les morts de la rue des Sols, devait rester « propre »
Pierre Carette, 50 ans, leader des Cellules communistes combattantes (CCC), sortira de prison le 25 février en principe, au moment où, hormis pendant la guerre du Vietnam, la cause de l’antiaméricanisme qu’il a défendue, bombes à la main, n’a jamais paru recueillir autant de faveur dans l’opinion publique mondiale. Née des impasses du mouvement estudiantin de contestation des années 1960, l’ultra-gauche anticapitaliste, antibourgeoise et antiaméricaine trouve un exutoire dans le terrorisme. La Fraction armée rouge (Rote Armee Fraktion) en Allemagne fédérale, Action directe en France, les Brigades rouges en Italie, puis, tardivement, les CCC en Belgique se présentent comme des avant-gardes révolutionnaires qui, en touchant des symboles abhorrés, devaient provoquer l’écroulement d’un monde injuste.
Né à Charleroi d’un père fonctionnaire à l’Office des étrangers et d’une mère psychologue, Pierre Carette n’a jamais exercé ses talents de sérigraphiste dans le circuit commercial. Il nage dans les milieux de la contre-culture et des groupuscules marxistes, anarchistes et maoïstes. « Il était dans tout mais, ne supportant lui-même aucune contestation, il finissait toujours par claquer la porte, emmenant avec lui les quelques fidèles, souvent plus jeunes, qui s’inclinaient devant sa toute stalinienne autorité », raconte un témoin. En 1975, il crée, avec l’avocat Michel Graindorge, le Comité de soutien aux prisonniers politiques de la RAF (Rote Armee Fraktion). Ceux-ci seront retrouvés « suicidés » dans leur prison de Stuttgart-Stammheim, en 1976 et 1977, après une série d’assassinats, d’enlèvements, de braquages de banques et d’attentats à la bombe. C’est leur mort qui, officiellement, provoque la dérive terroriste des CCC. En réalité, « Pierrot » apportait déjà un soutien idéologique et logistique (faux papiers, caches, munitions) aux groupes allemands et français passés à l’action violente. A la fin des années 1970, Carette et un autre activiste, Marc de Laever, avaient été arrêtés par la police suisse, en possession de faux papiers, alors qu’ils cherchaient à se procurer des munitions perforantes. Carette ne reste donc pas inactif, tirant d’on ne sait où ses revenus. Il vit très simplement, roule dans des voitures pourries mais développe déjà un sens consommé de la clandestinité. Pour donner un coup de fil, il est capable de s’éloigner à trois kilomètres de chez lui. Lorsqu’il héberge des militants recherchés de la RAF, il déploie des mesures de précautions dignes d’un service de contre-espionnage. Ses presses de la rue d’Albanie, à Saint-Gilles, ne chôment pas. De 1983 à 1986, son collectif « Ligne rouge » imprime la littérature d’une kyrielle d’organisations révolutionnaires, dont les mystérieuses CCC, qui n’ont pas encore signé d’attentat. Tout est déjà écrit: la ligne politique (influencée par Renato Curcio, fondateur des Brigades rouges italiennes), la stratégie d’affrontement avec les représentants du grand capital, les intérêts américains, les symboles du pouvoir bourgeois, les partis de droite…
Trois mois avant le premier attentat, un rapport de la Sûreté de l’Etat indique que Pierre Carette est prêt à passer à l’action. Une « source » a parlé dans son entourage. De fait, entre le 2 octobre 1984 et le 6 décembre 1985, les CCC vont commettre 26 attentats. Le matériel explosif provient du cambriolage du bunker de la carrière de Scoufflény, à Ecaussinnes, dont les CCC, Action directe et la Fraction Armée rouge se sont réparti le butin. La « campagne » des CCC s’imbrique ténébreusement avec les épisodes sanglants des tueurs du Brabant. Un terrorisme d’extrême gauche manipulé par l’URSS disputant la vedette à un terrorisme d’extrême droite inspiré par les services secrets américains? Une hypothèse, car tout n’a pas encore été dit sur ce chapitre-là. Seul et maigre indice: Pierre Carette a été vu une fois se rendant à l’ambassade d’Union soviétique. Et il a eu, à deux reprises, des contacts « bizarres » avec des agents soviétiques sous couverture. Par extrapolation, et sachant aujourd’hui que Klaus Croissant, l’avocat de la « bande à Baader », fut un agent stipendié de la Stasi, la police politique de l’Allemagne de l’Est, toutes les connexions, même indirectes, peuvent être imaginées.
Dans le petit monde fermé de l’extrême gauche, cela ne fait aucun doute: Carette est derrière les attentats signés de la mystérieuse étoile rouge frappée d’un C (comme Carette?) en son centre. A la différence des tueurs du Brabant, les CCC suscitaient une certaine sympathie par la qualité symbolique de leurs cibles, le jeu du chat et de la souris avec les forces de l’ordre et l’exécution propre, sans effusion de sang, des attentats. Tout va changer avec la mort de deux pompiers, au siège de la Fédération des entreprises de Belgique, rue des Sols, à Bruxelles, la nuit du 1er mai 1985: une camionnette bourrée de bonbonnes de gaz ceinturées de bâtons de dynamite leur explose à la figure. Un grain de sable a grippé la mécanique perverse et narcissique des Cellules communistes combattantes. Les sbires de Pierre Carette ont donné des informations différentes aux pompiers, à la police communale et à la gendarmerie. Seule cette dernière a la bonne info – la camionnette piégée – , mais elle néglige d’en avertir les autres et, qui plus est, se trompe de rue et arrive trop tard sur les lieux. Les Cellules communistes combattantes ont exprimé leurs regrets pour la mort non intentionnelle des deux soldats du feu. Les trois CCC libérés indemnisent déjà leurs familles.
A posteriori, beaucoup se sont posé la question: s’il était tellement évident que le groupe de Pierre Carette était dans le coup – la short list de 12 noms présentée au ministre de la Justice Jean Gol par la Sûreté de l’Etat comprenait ceux des quatre CCC -, pourquoi ne pas l’avoir arrêté plus tôt? D’une part, les forces de l’ordre ne savaient pas où il était; d’autre part, sur quelle base légale? Plus tard, les policiers relèveront un indice matériel sur le lieu d’un attentat: une empreinte digitale de Pierre Carette. Restait une question morale: l’arrêter, lui, au risque de provoquer, en réaction, une prise d’otage et des chantages? Il fut décidé de patienter pour les arrêter ensemble. Ce qui fut fait le 16 décembre 1985, dans un Quick de Namur, par la police judiciaire, le commissaire de police de la ville et ses hommes. Bien qu’étant un as du déguisement, Pierre Carette avait été repéré à Charleroi avec sa petite amie, Pascale Vandegeerde. Mis sous surveillance, il fut filé jusqu’à Namur, où les policiers eurent la bonne surprise de voir arriver les deux autres membres (connus) de la bande, Bertrand Sassoye et Didier Chevolet. L’assaut fut donné proprement, les terroristes n’étaient pas armés. Le 21 octobre 1988, les quatre étaient condamnés aux travaux forcés à perpétuité par la cour d’assises du Brabant.
Dix-sept ans après, que reste-t-il de l’ancien leader des CCC? Un homme de 50 ans que la prison semble simplement avoir poudré de gris, presque momifié. Une belle gueule… et un ascendant intact sur ses petits camarades. En août 2001, Pierre Carette confiait au quotidien Le Soir: « Je suis entré en prison comme militant communiste, j’en sors comme militant communiste. » Plus personne ne croit que les ex-CCC pourraient commettre à nouveau des attentats, mais s’activer dans l’extrême gauche, ça, oui! Pierre Carette n’a cessé de s’informer et de rester au centre d’un réseau de contacts internationaux. Cela se sait puisque -fait exceptionnel et totalement discrétionnaire – son courrier a toujours été ouvert et photocopié. Ayant suivi une formation au néerlandais, à l’informatique et à l’imprimerie à la prison de Louvain-Centrale, il va pouvoir exercer son métier d’imprimeur. Et s’acquitter de 1 586 000 euros de dommages et intérêts pour les attentats commis. Une obligation qui risque de peser sur le restant de sa vie, pour autant qu’au bout de quelques années il ne disparaisse pas dans la nature. Un risque toujours présent lors d’une libération conditionnelle. Un risque qui a fait hésiter le ministre de la Justice, Marc Verwilghen (VLD), en dépit de la décision souveraine de la commission de libération conditionnelle, contre laquelle le parquet général avait renoncé à se pourvoir en cassation. Heureusement, la « justice bourgeoise » a montré qu’elle pouvait respecter ses propres règles. Le 25 février, Pierre Carette sera donc un homme libre. Mais étroitement surveillé.
Marie-Cécile Royen