Les calamités de l’espèce humaine

Les grandes épidémies accompagnent l’homme depuis les origines. Toutes les civilisations y ont été confrontées. La nôtre croyait les avoir éradiquées. Mais la santé universelle n’est jamais acquise. Démonstration avec l’historien Patrice Bourdelais

C’est une autre mondialisation, invisible : celle des virus et des bactéries. Confortés par les progrès de ces dernières décennies, nous pensions que les épidémies n’appartenaient plus qu’au passé ou à des régions du monde  » moins développées « . Après le choc du sida, la menace de la grippe aviaire prouve que rien n’est jamais acquis : aujourd’hui, les moustiques infectés prennent les charters, les oiseaux migrateurs livrent des virus meurtriers, et la planète – Nord compris – est exposée à des fléaux inédits. Comme le raconte Patrice Bourdelais, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Paris) et auteur des Epidémies terrassées (La Martinière), l’Europe a toujours cultivé le mythe récurrent de l’immunité. Et toujours elle a déchanté. Au fil des siècles, les pandémies ont régulièrement bouleversé nos sociétés et nos imaginations. Il faut s’y résigner : leur histoire, c’est aussi celle de nos illusions.

Le Vif/L’Express : Avec la menace de la grippe aviaire revient le spectre de la pandémie, c’est-à-dire d’une épidémie généralisée, à l’échelle de plusieurs continents. Est-ce l’une des conséquences de la mondialisation ?

E Patrice Bourdelais : De tout temps, les pandémies ont été liées à une ouverture nouvelle, à une multiplication des échanges, des pèlerinages ou des conflits armés. Au Moyen Age, l’intensification du commerce entre les bassins de la Méditerranée a propagé la peste noire. Plus tard, en nouant des relations nouvelles avec le continent américain, l’Europe a exporté la variole et importé la syphilis. Au début du xixe siècle, la fièvre jaune est arrivée chez nous en profitant des liaisons avec les Antilles, et le choléra a utilisé les transports entre l’Angleterre et son empire colonial des Indes… Aujourd’hui, tous les paramètres épidémiologiques sont au rouge. En Asie, en Afrique, de vastes espaces, jusque-là peu fréquentés, sont désormais ouverts, et avec eux les niches écologiques de virus. Chaque jour, des millions de gens tournent autour du globe. Le Sras ( NDLR : syndrome respiratoire aigu sévère), qui heureusement n’était pas trop sévère, nous a servi de répétition générale. Avec lui, les dirigeants des pays riches ont soudain pris conscience que le danger épidémiologique n’était pas réservé aux pays pauvres. Il nous faut l’admettre : les pandémies font partie de notre réalité d’aujourd’hui.

Au regard de l’Histoire, se sont-elles toujours déroulées selon le même scénario ?

E Elles commencent souvent par une phase violente, caractérisée par une mortalité très forte lorsque le nouveau virus apparaît dans une population qui n’a pas de défenses immunitaires contre lui et dans des systèmes politiques mal préparés pour y faire face. La grande peste noire de la fin de l’époque médiévale a, par exemple, décimé un tiers des populations européennes en un an et demi ! Mais ensuite les réapparitions successives de cette maladie ont provoqué moins de dégâts, car, entre-temps, il s’est produit une sorte de sélection – les personnes les plus fragiles ont disparu, les survivants ont développé des immunités – et la société s’est dotée de mesures protectrices nouvelles.

Sait-on quand ce long combat a commencé ?

E Les grandes épidémies sont là depuis les origines ; elles ont accompagné les hommes, et même leurs ancêtres hominidés, comme les paléontologues l’ont mis en évidence. Les premiers récits datent de l’Antiquité. L’Ancien Testament évoque le fléau qui touche les Philistins après leur victoire sur les Hébreux en 1141 av. J.-C., probablement une dysenterie grave. Une autre épidémie massive eut lieu lors du siège de Jérusalem par les Assyriens en 701 av. J.-C., sans doute un paludisme virulent. On connaît aussi la peste d’Athènes (430 av. J.-C.), que relate Thucydide, celle de Syracuse (396 av. J.-C.), probablement le typhus ou la dysenterie qui accompagnent les armées en campagne, ou encore la peste de Justinien (vers 542), première peste bubonique attestée, qui fit près de 10 000 morts par jour à Constantinople. Outre ces terribles mortalités, les fléaux ont eu d’autres conséquences : ils ont rendu les populations plus sensibles aux croyances, ils ont provoqué des bouleversements sociaux et des renversements de puissance. Certains historiens y trouvent même l’une des explications au transfert de puissance de la Méditerranée vers l’Europe nordique de Charlemagne.

La plus célèbre des pandémies, c’est la grande peste noire du xive siècle.

E C’est le fléau par excellence, celui qui va fonder pour de nombreux siècles nos mentalités, notre représentation du malheur collectif et la méfiance à l’égard de l’Orient, considéré comme la source de toutes les pestilences. C’est aussi elle qui va initier les grands dispositifs de lutte contre les pandémies. En 1347, 12 galères, refoulées de Gênes, dont on sait qu’elles propagent la maladie, reçoivent néanmoins l’autorisation d’accoster à Marseille, qui croit faire là une bonne opération commerciale. C’est un mauvais calcul : les ravages sont terribles. A Marseille, la seule rue Rifle-Rafle perd la totalité de ses habitants en quelques semaines. Les Marseillais fuient leur ville, ce qui contribue à propager l’épidémie. Bientôt, la peste couvre toute l’Europe. Entre 30 et 40 % de la population européenne disparaît. La société tout entière est désorganisée. Le sentiment de la mort est omniprésent, comme le montrent les fameuses représentations de danses macabres avec leurs squelettes grimaçants qui entraînent à leur suite aussi bien les cardinaux que les prêtres, les rois que les paysans. On voit des gens abandonner leur famille et partir en pèlerinage en se flagellant pour essayer de calmer le courroux de Dieu. Partout, on tourne son agressivité vers des populations marginales : les pauvres, les lépreux, les juifs.

Qui sont déjà les boucs émissaires.

E Oui. Les juifs ne sont pas propriétaires de la terre. Ils ont des activités urbaines, notamment celle de prêteurs, position détestée, car à l’époque l’Eglise catholique n’autorise pas le prêt. Ils voyagent plus que les paysans, enracinés dans leur terroir, et ils en sont d’autant plus suspects. Le peuple profite de l’épidémie pour s’abattre sur eux. On les soupçonne d’empoisonner les puits, comme on l’avait fait avec les lépreux. Et, puisqu’on les considère comme responsables de la mort du Christ, on cherche à s’en débarrasser pour attirer la clémence divine.

Quelles mesures prend-on contre la peste ?

E On comprend bien qu’il existe un lien entre la maladie et l’arrivée de tel ou tel bateau. Les cités italiennes, les premières, prennent des mesures : elles contrôlent les marchés, interdisent l’importation de vieux vêtements, installent des cordons sanitaires et des lieux d’isolement, ferment les villes aux marchands venant de régions contaminées. En 1377, à Venise, on porte à quarante jours la durée de l’isolement (limite de la contamination, selon la doctrine hippocratique) : ce sera la quarantaine, dispositif appliqué jusqu’au milieu du xixe siècle.

On croit généralement que la peste n’a frappé qu’au Moyen Age.

E Mais non ! Elle revient par crises successives, tous les dix ou quinze ans, jusqu’au xviiie siècle. On a identifié 26 poussées principales en trois siècles. En 1661, elle menace à nouveau : avec la guerre des Flandres, les transports de troupes et de marchandises se multiplient. Colbert prend alors une mesure incroyable : il décide de boucler la région parisienne et d’étendre un cordon sanitaire de Rouen à Reims, isolant ainsi une partie importante de l’activité en France. La mesure réussit. La peste ravage Londres, mais Paris est épargnée. La peste disparaît en Europe dans les années 1720. C’est la victoire d’une amorce de stratégie étatique, que seuls les grands Etats royaux de l’époque moderne étaient capables de financer.

Ce sont toujours des mesures autoritaires.

E Oui. Jusqu’à une époque récente, l’histoire de la santé publique, c’est celle de la contrainte. Tardivement, au xviiie siècle, on se préoccupe de l’environnement. On pense que la maladie naît du milieu, et on s’efforce alors de faire circuler l’air et l’eau, d’assécher les marais… Vers 1800, quand on commence à vacciner la population contre la variole, on croit que le temps des grands fléaux est révolu. La mortalité infantile diminue, l’espérance de vie augmente. Les pays européens se voient en sanctuaires protégés par leur niveau de vie et leur  » haut degré de civilisation « , comme l’écrit un médecin.

C’est alors que surgit le choléra…

E Coup dur ! L’école médicale française, toute-puissante, pense que le choléra sera limité aux régions arriérées. Erreur : entre 1829 et 1832, la progression de l’épidémie est spectaculaire. L’ampleur de la mortalité déclenche la panique. C’est une vraie crise économique et politique. Mais les autorités vont tenter de mettre en place des moyens de secours exceptionnels.

Les épidémies renforcent l’Etat, en somme.

EElles modifient les rapports de force au sein de la société, et également entre les pays. A l’époque, les médecins hygiénistes, prêts à assurer le maintien de l’activité économique et l’ordre social, prétendent que le choléra n’est pas contagieux, qu’il s’agit d’une infection due à l’insalubrité du milieu. Selon eux, il ne sert à rien d’isoler les malades. La thèse officielle s’effondrera en 1884, quand l’agent pathogène du choléra sera connu.

Mais on va adopter d’autres méthodes.

E Oui. A partir de 1860, la Grande-Bretagne abandonne la pratique de la quarantaine pour passer à un contrôle individuel. Les malades sont suivis, et jugés responsables sur leurs propres deniers de la désinfection du train, du bus ou du taxi qu’ils ont pris. Les Anglais peuvent se le permettre, car ils se livrent à un premier filtrage des bateaux à Chypre, Malte et Gibraltar. En fait, les puissances européennes ne font que repousser le système de quarantaine un peu plus loin. Les Français demandent même l’interruption des relations entre La Mecque et les ports égyptiens. L’Orient musulman est vu comme un danger, et il le restera dans nos mentalités.

Les premières observations de Pasteur, qui identifie le streptocoque responsable de la fièvre puerpérale, et les découvertes de Koch, qui découvre le bacille de la tuberculose (1882) et celui du choléra (1884), vont tout changer.

E Oui. En moins de dix ans, on va identifier les germes d’une dizaine de grandes maladies infectieuses. Puis vient tout de même l’épisode de la grippe espagnole, qui, en 1918, fait entre 25 et 50 millions de morts dans le monde. Mais, à cette époque du positivisme et du scientisme, on est persuadé que la science va mettre un terme aux maladies infectieuses. La vaccination contre la diphtérie, la typhoïde, la tuberculose (avec le Bcg, en 1921), et puis un meilleur régime alimentaire, un habitat plus salubre, le dépistage des malades, tout cela, en effet, permet de lutter efficacement. La protection sociale, elle aussi, progresse : il y a les mutuelles, les systèmes de santé des grandes compagnies, puis les premières assurances sociales générales. Arrivent également des médicaments performants : les sulfamides, les premières générations d’antibiotiques. Période enchantée où l’on croit avoir enfin vaincu les épidémies.

Finis la peste, le choléra et toutes ces horreurs moyenâgeuses…

E Dans les années 1950-1960, on y croit, en effet. La variole ? Eradiquée. La poliomyélite ? Presque. Même chose pour le paludisme, la rougeole, la tuberculose. Le projet de l’OMS est d’étendre ces  » conquêtes  » à l’ensemble du globe.

Et puis vient le sida… Encore une fois, le rêve s’enfuit.

E Déjà, certaines résistances aux antibiotiques l’avaient effrité : il a fallu renoncer à l’idée de trouver le médicament définitif. L’immunologie indique qu’il existe des maladies  » émergentes « . Le sida agit comme un coup de tonnerre, qui fait resurgir les vieilles peurs du passé. Le travail de prévention, notamment des associations de malades et des pouvoirs publics, a quand même produit des résultats spectaculaires. Mais la victoire s’arrête à la frontière des pays riches. On en est là : aujourd’hui, le déséquilibre est immense entre le Nord et le Sud, ce dernier devant faire face au sida, mais aussi à la tuberculose et au paludisme (les deux maladies les plus mortelles au monde), ainsi qu’aux maladies infantiles comme la rougeole, la diarrhée, qui font des ravages terribles.

Et les pays riches ne sont pas à l’abri de nouvelles maladies.

E Ils en acceptent de moins en moins le risque. C’est même ce qui différencie les riches des pauvres : la maîtrise du risque et l’espérance de vie, qui est, avec le PIB, l’indicateur international le plus important. Aujourd’hui, on fait ce qu’avaient fait nos ancêtres en confinant les microbes dans les ports maltais : si le virus de la grippe aviaire devient un virus humain, l’OMS a pour ambition de le stopper en Asie. Notre attitude n’est donc pas très différente de celle du Moyen Age : nous tentons de confiner la maladie chez les pauvres.

Ceux-ci ne sont plus les mêmes qu’autrefois, voilà tout.

E Exactement. Mais c’est de plus en plus difficile : on ne peut quand même pas interdire tous les décollages de Shanghai, de Hongkong ou de Pékin ! On peut penser que les nouveaux virus vont faire un grand nombre de victimes dans les régions où ils apparaîtront, d’autant que celles-ci seront pauvres et mal équipées sur le plan sanitaire, qu’il y aura ensuite environ six mois difficiles, le temps de mettre au point un vaccin, et qu’ils seront alors stoppés. Peut-on limiter la circulation pendant cette période ? S’il y a un danger épidémiologique croissant, la population exigera que les gouvernements fassent ce qu’il faut pour bloquer la propagation, même s’il faut prendre des mesures autoritaires et limiter les libertés publiques. C’est toujours ce qui s’est passé dans l’Histoire. En tout cas, la situation sanitaire internationale et les nouvelles menaces comme la grippe aviaire le montrent bien : la santé publique n’est jamais acquise. C’est une entreprise sans fin.

Dominique Simonnet

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