Les Cajuns broient du noir

La catastrophe pétrolière prive les pêcheurs du delta d’une ressource vitale. Un désastre qui, pour le petit peuple des bayous, signe peut-être la fin d’un monde.

De notre correspondant

« Avec Katrina, on croyait avoir touché le fond. Mais là, c’est une tout autre histoire « , confie  » Chu Chu  » dans son drôle d’anglais rocailleux. Les colosses qui l’entourent approuvent en silence. Des mégots s’agitent sur les lèvres et il y a même des yeux humides sous les visières des casquettes défraîchies ; la faute aux bières et à la chaleur folle de juin, cette touffeur éc£urante venue des bayous, les marais du nord, qui, selon les gens d’ici, vous fait suffoquer  » comme l’haleine d’un vieux chien « .

Puisqu’on parle de chômage, de maisons impayées, de vies suspendues ou à reconstruire, la langue de connivence, ce français houleux des pionniers acadiens de Louisiane, s’invite timidement dans la conversation. A l’ombre des piliers du Bridgeside Landing, la buvette-bazar de Mme Elnora, à deux heures au sud de La Nouvelle-Orléans, Chu Chu, Harry Cheramie de son vrai nom, raconte :  » L' »huile », elle est arrivée très vite dans les bayous. A la mi-mai, trois semaines après l' »accident », elle remontait la baie Timbalier au-dessus des fonds à huîtres et des anses à crabes « , se souvient ce doux barbu de 59 ans, privé de mer comme 4 000 autres pêcheurs de Louisiane. Même dispersé en couches infimes, le pétrole a pourri le pactole que représentent les  » chevrettes « , les crevettes d’ici, dont la saison devait commencer et assurer en deux à six mois les revenus de toute une année.

Maintenant, la marée noire vire vers l’est et arrive ici, à Grand Isle, en langues brunâtres mouchetées de pélicans mourants. Il a fallu fermer la plage pour laisser les armées de British Petroleum racler le sable ; juste au moment où tout le peuple cajun devait rappliquer en 4 x 4 bondés d’enfants pendant les week-ends d’été. Sur les 800 000 habitants de Louisiane dotés de noms français, un petit tiers parle un peu la langue. Ceux-là ont des racines dans l’herbe des bayous ; un frère, un oncle, un grand-père pêcheur resté dans la paroisse de La Fourche, au bord des canaux de Golden Meadow, de La Rose, et même de Houma, le gros bourg à 100 kilomètres au nord. S’ils cessaient de venir, c’en serait fini de Grand Isle, un banc de limon aux confins des marais, dernière terre sous l’horizon du golfe. Car, sur l’autre versant de l’île, celui de la pêche et des lagunes, 107 chalutiers dorment sous leurs filets en berne. Peut-être pour toujours.

 » Ici, comme dans tout le delta, la flotte a diminué d’un bon tiers depuis l’ouragan Katrina, en 2005, rappelle Clint Guidry, directeur d’une ligue locale de crevettiers. Ceux qui ne pouvaient reprendre un crédit ont quitté la profession pour devenir mécaniciens, couvreurs, ou s’employer dans les conserveries et le pétrole. Maintenant, quoi ? Des milliards de dollars de fruits de mer et de crevettes se sont volatilisés et nous en avons pour des mois, voire des années, de décontamination avant de reprendre le travail. C’est la fin d’un mode de vie. La mort d’un monde. « 

Faute de boulot à Grand Isle, certains pensent déjà à tout lâcher ; à aller pêcher au Texas ou se fondre dans l’immense Amérique. Et tout le monde va échafauder l’avenir chez Chris Camardelle, sur la Route No. 1, devant sa boutique d’appâts et de crevettes en gros, assis entre de grandes poubelles débordant de canettes vides. Chu Chu, le copain Tookie, le grand-père Tillmanà Même Barack Obama, lors de sa deuxième visite sur l’île, le 28 mai, s’est arrêté au magasin, parce que Chris est le cousin débonnaire du maire et une figure influente du port.  » Il a promis de ne pas nous laisser tomber, raconte Chris, et nous lui avons demandé de ne pas trop taper sur l’industrie pétrolière.  » Surprise ?

Le moratoire de six mois imposé par la Maison-Blanche aux nouvelles explorations dans le golfe afin de contrôler la sécurité de toutes les plates-formes, inquiète autant les Cajuns que l’interdiction des campagnes de pêche. En un siècle de traque des riches gisements du delta,  » Big Oil  » a exproprié, arnaqué, exploité les humbles descendants des Acadiens, mais l’industrie pétrolière fournit aujourd’hui autant d’emplois que la mer. 30 000 jobs. Rares sont les mareyeurs et les crevettiers qui, l’hiver venu, ne louent pas leurs services à Port Fourchon, la base arrière des plates-formes, une ville chaudron d’où cingle, jour et nuit, l’armada des barges et des remorqueurs.

 » Pour BP, on n’a pas de haine, assure Chris en anglais haché de cajun. Ils ont fait une bêtise, c’est tout.  » Depuis l' » accident « , la firme verse jusqu’à 5 000 dollars (environ 4 100 euros) d’indemnité à chaque pêcheur au chômage. Elle engage aussi mille bateaux et leurs équipages – 20 % de la flotte de Louisiane – à 2 000 à 3 000 dollars (1 600 à 2 400 euros) par jour, pour aller poser des barrières flottantes à l’orée des bayous. Mais ce n’est pas assez.

A Pointe aux Chênes, 9 marins sur 10 restent à quai. A La Rose, Paul Cheramie, une montagne de 150 kilos, a fait irruption dans une réunion d’information de BP pour clamer la rage des exclus.  » Ceux qui ont leurs entrées, qui connaissent le nom des recruteurs, ils gagneront un quart de million pendant cette marée noire, hurle-t-il. Les autres n’auront pas même un pot pour pisser !  » La tension monte. A Grand Isle, où 20 navires travaillent au nettoyage, on peste contre les  » dispersants « , les produits chimiques utilisés pour dissoudre le pétrole en mer, que les marins engagés doivent répandre sans protection. En Louisiane, 70 personnes se disent déjà malades. Lors d’un meeting au Bridgeside Landing, le 7 juin, Clint Guidry, furibond, se lève au milieu du public.  » Je suis cajun, comme vous autres, et je refuse de me faire gruger par une boîte dont le nom commence par « British ». « 

Pour ces damnés de la mer, la peur de l’anéantissement ravive des douleurs vieilles de deux siècles et demi : le souvenir, atavique, d’une épopée commencée par un quasi-génocide –  » le grand dérangement « , comme disent les Cajuns. En 1755, les Acadiens de la Nouvelle- Ecosse refusent de prêter allégeance à la couronne d’Angleterre. Les Anglais les jettent par milliers à fond de cale dans des bateaux en partance pour les quatre coins du monde. Les cargaisons humaines, ravagées par les maladies, sont expédiées vers Jersey, les Açores, la Virginie ou les Antilles. En 1765, un peu plus de 200 survivants arrivent à La Nouvelle-Orléans et sont vite envoyés par les hobereaux corrompus de la Louisiane coloniale vers les confins des marécages pour y faire de l’élevage ou y crever.

Ces descendants de Bretons et de Normands descendent aussi vers la côte. Pour ces déracinés, mués en parias du Sud anglophone, la pêche offre le salut et une digne indépendance, autant que la chance de vivre parfois correctement sans avoir à quitter des communautés rurales chaleureuses, ni à renoncer à une culture très typique. Le miracle aura duré longtemps.

 » A bord, avec ma femme, nous sommes nos seuls patrons, confirme Jesse Verdin, un crevettier de Cut Off, petit bourg de l’intérieur des bayous. Et je ne pourrais pas vivre une autre vie.  » Son bateau, le Lady Catherine, est amarré sur le canal, devant sa bicoque de la Route 308. Chaque été passé dans les lacs salés voisins pouvait lui rapporter 40 000 dollars, assez pour tenir l’année en misant, à 57 ans, sur l’appoint des vacations dans les chantiers navals ou à bord des remorqueurs. La liberté a pourtant son revers. A Grand Isle, Chu Chu navigait à 4 ans, confiné sur le pont arrière, pendant que ses parents hissaient les filets. Son éducation s’est arrêtée à l’école primaire. Trop tôt pour imaginer aujourd’hui, si la mer était condamnée, le moindre avenir professionnel différent.

L’accent si particulier des Cajuns de la mer, ces cascades de  » De  » ou  » Da  » raillées par les anglophones, et leur incapacité de prononcer le son  » th « , acquis au berceau par les Américains, signent leur insularité ou leur illettrisme. Le français ? Il reste le ciment identitaire des Cajuns quadra et quinquagénaires.  » Mais c’est une langue que l’on ne déballe qu’en confiance, confie Paul Chiquet, directeur de la bibliothèque publique de Galliano, un ancien supermarché Walmart mué en centre culturel. C’est l’emblème d’un peuple pauvre que l’on a trop longtemps maltraité.  » Un peuple qui devra retourner à terre.

Le sol s’enfonce au rythme de 1 cm par an

A Grand Isle, Christopher Hernandez, cajun et directeur de la voirie, redoute la saison des ouragans qui approche.  » Le pétrole est dans la mer et, si celle-ci venait à nous envahir, l’île serait contaminée. On ne nous laisserait jamais revenir.  » A Saint-Charles, l’îlot qui jouxte Pointe aux Chênes, à l’ouest, Theo Chaisson, chef local de 200 Indiens francophones Houma et patron de l’épicerie, enrage :  » Le pétrole va tuer les plantes qui retiennent encore la terre. Et c’en sera fini de la côte. « 

La marée noire, avec la mort de la pêche, pourrait également hâter l’autre malédiction des Cajuns. Depuis les grands travaux de 1927, les digues qui domptent le Mississippi jusqu’à La Nouvelle-Orléans retiennent les limons du fleuve. Les anciens sédiments du delta se tassent, l’extraction de l’eau et du pétrole affaisse la croûte terrestre et la mer monte avec le réchauffement planétaire, arrachant à la Louisiane, chaque année, une surface équivalant à celle de Manhattan.

Lorsqu’il était gamin, Théo, 60 ans aujourd’hui, allait à l’école en pirogue. Il lui faudrait maintenant une demi- heure de hors-bord s’il ne prenait la route, menacée d’immersion, pour rejoindre le continent. Dans les années 1950, Leeville était un village de bonne taille. Maintenant, ce n’est plus qu’une langue de terre dérisoire, occupée par une station-service et trois entrepôts. Le sol, ici, s’enfonce au rythme fou de 1 centimètre par an. L’immense pont enjambe des marais à perte de vue, qui étaient voilà un demi-siècle les pâturages légendaires de Golden Meadow.  » Au moins, Grand Isle retenait encore son monde, se désole Paul Chiquet. Voilà cinquante ans que les Cajuns, faute de place, remontent de la côte. De Leeville vers Galliano, puis Cut Off, puis La Rose.  » Au-delà du bayou, maintenant, commence pour eux l’autre Amérique. Et une tout autre histoire.

Philippe Coste

 » pour BP, on n’a pas de haine. Ils ont fait une bêtise, c’est tout « 

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