Les caïds du fond des classes

Insultes, crachats, pneus crevés… Partout, en Europe, des profs sont agressés par leurs élèves, parfois par les parents! Selon le Conseil de l’Europe, qui vient de consacrer une conférence à la violence scolaire, les origines du mal sont à chercher dans les citésDe notre envoyée spéciale à Strasbourg

De notre envoyée spéciale à Strasbourg

Attentats du 11 septembre 2001, conflit israélo-palestinien, menace américaine de déclencher la guerre contre l’Irak… Les tensions internationales sont-elles en train de transformer certaines de nos écoles en poudrières? Pour apaiser les esprits, faut-il « isoler » les caïds dans une espèce d’institution de redressement? L’an dernier, en Communauté française, 243 élèves de 13 à 18 ans ont été pris en charge par des associations en milieu ouvert de l’Aide à la jeunesse (AMO) parce que plus aucune école ne souhait les accueillir: 30 % avaient agressé des personnes; 24,3 %, fugué ou commis un acte de délinquance légère… Pour ces cas graves, Pierre Hazette (MR), ministre de l’Enseignement secondaire, proposait, voici quelques jours, d’ouvrir un « établissement de rescolarisation », avec deux ou trois professeurs par classe. Mais la violence se manifesterait aussi dans l’enseignement primaire. Il y a un peu moins d’un an, en janvier 2002, à Seraing, un père agressait un instituteur qui avait interpellé son enfant à la récréation. Au cours de l’année scolaire écoulée, 31 instituteurs ont été gravement violentés par des parents (dans 13 cas), par des enfants (10 cas), par d’anciens élèves ou par des personnes étrangères à l’établissement scolaire.

Faut-il faire de nos écoles des camps retranchés? « Certains demandent que les établissements soient physiquement isolés, dotés de caméras, pour que la violence n’y entre pas. Mais cela ne déplace-t-il pas simplement le problème à l’extérieur? » s’est demandé Walter Schwimmer, secrétaire général du Conseil de l’Europe, à Strasbourg (France). Du 2 au 4 décembre dernier, l’institution a organisé une conférence sur le sujet, dans le cadre de la lutte contre « la violence quotidienne dans une société démocratique ». Son credo? Les racines du malaise se trouvent au coeur de la cité. « L’école génère elle-même la violence, dans la mesure où elle reproduit les inégalités sociales, a souligné Alain Mouchoux, enseignant actif au sein du Comité syndical européen de l’éducation. Partout en Europe, les systèmes éducatifs sont confrontés au problème, en dépit d’approches pédagogiques différentes. » Pour Guillaume Legault, président du Comité mixte de la jeunesse au Conseil de l’Europe, la violence scolaire est le signe d’une démocratisation importante de la population étudiante. « L’école n’est plus un sanctuaire réservé à ceux qui réussissent. Toutes les souffrances s’y expriment comme dans le reste de la société. » A Strasbourg, Martine Dorchy, directrice d’établissement détachée à l’administration de la Communauté française, a illustré ce constat par un exemple bruxellois: « Un gamin avait déversé une poubelle dans une classe. Le médiateur scolaire s’est rendu à son domicile. Il y a rencontré une mère sans le sou, terrorisée par les réactions violentes de son mari qui l’avait plus ou moins abandonnée. Le médiateur a alors tenté, avec les services sociaux, d’aider la famille. »

Tabou brisé

Mais, question préliminaire, la violence scolaire est-elle vraiment en augmentation? « Oui. Elle serait même en augmentation spectaculaire, partout, en Europe, selon les statistiques de police, a expliqué Manuel Eisner, professeur en sociologie à l’Institut de criminologie de Cambridge et à l’Institut de technologie de Zurich. Elle serait concentrée dans les quartiers défavorisés des grandes villes. » Cette progression pourrait toutefois s’expliquer par la fin d’un tabou. « Les médias ont beaucoup parlé, voici quelques semaines, d’un enseignant d’origine juive, victime d’insultes et de menaces physiques, à l’athénée Marcel Tricot à Laeken (Bruxelles), rappelle Martine Dorchy. Mais les injures antisémites dans les écoles ne sont pas un fait nouveau dans les écoles. En revanche, ce professeur a porté plainte. Cela est désormais encouragé par le gouvernement qui assure une aide psychologique et juridique aux enseignants. »

Pour travailler sur les conditions qui ont conduit à l’émergence de tels comportements, il faudrait, selon le Conseil de l’Europe, rétablir le contact entre les établissements et les communautés locales. Mais quels sont les facteurs qui favorisent ces comportements? Eisner en a dégagé quelques-uns . 1.La personnalité des jeunes délinquants fait apparaître, à un âge précoce, des tendances agressives, un déficit d’attention, un égocentrisme et un goût du risque. 2.Les familles les plus concernées sont celles qui développent, en leur sein, une tendance à la violence, qui ont démissionné face aux problèmes de l’enfant et qui montrent peu d’intérêt pour la vie scolaire. 3. Les élèves agressifs ne se passionnent pas pour leur parcours scolaire et font souvent l’école buissonnière. 4.Les élèves agissent rarement seuls. La violence scolaire est un phénomène de groupes qui ont leurs règles, leur style de vie marqué par des sorties nocturnes, des loisirs peu organisés, etc. Les jeunes délinquants ne sont en effet pas dépourvus de ressources financières, au contraire, mais ils estiment ne pas en avoir suffisamment. 5. Quant aux établissements, les recherches montrent qu’un climat de méfiance entre les élèves ou vis-à-vis des enseignants favorise l’émergence d’incivilités. 6. Mais même quand une école a réussi à forger un sentiment d’appartenance fort, cette cohésion ne parvient pas toujours à contrebalancer l’influence négative d’un quartier défavorisé où les habitants se font peu confiance.

Au-delà de l’analyse, les intervenants à Strasbourg étaient surtout venus pour échanger leurs expériences en matière de collaboration. L’un des programmes les plus avancés est celui de « la formation au comportement » en Grande-Bretagne. Outre-Manche, 1 école secondaire sur 12 et 1 établissement primaire sur 50 rapportent des faits de violence. La base du projet, qui concerne 34 zones scolaires déshéritées, repose sur l’instauration de cours de citoyenneté: apprendre les règles de discipline, de bon comportement personnel et social… Mais les écoles ont aussi été transformées en lieu de vie, où les familles ont accès à des services étendus tels que l’aide au logement ou à la formation professionnelle. Enfin, pour amener les jeunes les plus difficiles, menacés d’exclusion, à adopter une attitude moins « dérangeante », un dispositif a été mis sur pied avec des conseillers en relations humaines, des travailleurs sociaux, des responsables de la santé mentale, voire des policiers. Le but est d’inciter les écoles à réagir le plus tôt possible. « Des études ont montré qu’un enfant présentant des troubles du comportement, à 10 ans, peut occasionner, à 27 ans, un surcoût pour l’Etat de 100 000 euros, notamment par sa prise en charge en institution ou en prison, a expliqué Chris Gittins, ancien enseignant, responsable du programme de formation au comportement. Alors qu’une intervention psychologique précoce aurait coûté seulement 850 euros. »

Casser les ghettos

La Roumanie a également exposé le cas d’écoles travaillant main dans la main avec la police, les ONG et l’Eglise. Ce partenariat permet d’assurer aux parents des conseils en matière d’absentéisme, de délinquance ou de drogue, mais aussi en matière de logement ou de planning familial. Malte a, quant à elle, mis en place un programme de soutien aux parents pour leur apprendre, par exemple, à canaliser les colères de leur enfant. Enfin, pour la Belgique francophone, Jean-Marc Nollet (Ecolo), ministre de l’Enseignement fondamental, qui ouvrait la conférence, a plaidé pour une « hétérogénéité des publics, tant au sein des classes qu’entre les écoles ». Objectif: casser les ghettos à forte concentration d’élèves défavorisés qui cumulent les problèmes. Nollet souhaite moduler, à partir de 2004, l’octroi de subventions de fonctionnement aux établissements selon leur population. Actuellement, ils reçoivent chacun 250 euros par enfant et par an. A terme, ils pourraient bénéficier de 300 à 400 euros selon leur « quota » d’élèves défavorisés. « Cette différence permettrait de payer la classe verte ou les visites aux musées », explique le ministre. Reste à savoir si ce petit « plus » convaincra les établissements élitistes de « s’embarrasser » d’enfants « à risques » au détriment d’une population privilégiée et aisée.

Dorothée Klein

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