Les basses ouvres de Citizen Murdoch

Une opinion révulsée, un Premier ministre éclaboussé, un Parlement contraint à l’autocritique… L’affaire du tabloïd News of the World remet en question l’influence du magnat des médias sur la classe politique britannique.

Pour la presse britannique, ce dimanche 10 juillet fut un jour de deuil. Un journal qui meurt, ce n’est jamais une bonne nouvelle. C’est encore plus désolant quand il s’agit d’un titre rentable dans un secteur qui l’est de moins en moins. Mais son propriétaire, le magnat australo-américain Rupert Murdoch, pouvait-il éviter de saborder l’hebdomadaire dominical News of the World – une institution vieille de cent soixante-huit ans, abonnée aux tirages élevés – sans mettre en péril son puissant groupe de médias ? Probablement pas. Les accusations – écoutes téléphoniques depuis de longues années de plusieurs milliers de Britanniques ; l’ex-Premier ministre Gordon Brown aurait été espionné par d’autres titres ; corruption d’officiers de police – ont toutes les chances de déboucher sur un feuilleton judiciaire dommageable pour la réputation de ses dirigeants, coûteux en termes de réparations et dangereux pour l’avenir du groupe (voir ci-contre).

Si les journalistes britanniques affichent une triste mine, la classe politique, elle, pousse un lâche soupir de soulagement. A l’abri d’une législation très favorable à la liberté de la presse, les quotidiens britanniques du groupe Murdoch n’ont cessé de peser sur les élus, toutes couleurs politiques confondues. Travaillistes et conservateurs, ils ont tous tremblé devant ce patron de presse, peut-être l’homme le plus puissant dans le monde anglo-saxon, après le président des Etats-Unis. L’influence de Rupert Murdoch est telle qu’on le tient pour capable de faire basculer les majorités électorales. Dans les années 1990, ses journaux populaires canardent le leader du Labour Neil Kinnock, décrit comme mentalement instable et d’une rare incompétence. Lors de la campagne de 1992, un titre assassin barre la Une du Sun (un quotidien de Murdoch) :  » Si Kinnock gagne, que le dernier électeur n’oublie pas d’éteindre la lumière avant de quitter le pays !  » Cette année-là, à la surprise générale, les conservateurs l’emporteront.

Devenu chef du Labour et résolu à sortir de l’opposition, Tony Blair, à l’été 1995, n’hésite pas à predre l’avion pour l’île Hayman, sur la Grande Barrière de corail, en Australie, afin de rencontrer Murdoch, lors d’un symposium du groupe, et de gagner son appui. Le sémillant Tony fait une cour empressée au tycoon conservateur, europhobe, qui s’enorgueil-lit d’avoir naguère cassé les reins des syndicats de la presse londonienne. Et ça marche.  » Les médias parlent d’un flirt entre nous, lance un Rupert insolent. Si notre liaison est un jour consommée, Tony, nous finirons par faire l’amour comme deux porcs-épics. En faisant très attentionà  » En 1997, le Sun change de camp et s’engage en faveur du New Labour, qui remporte les élections. La presse Murdoch soutiendra Blair jusqu’au bout. En 2010, elle appelle à voter en faveur du Parti conservateur de David Cameron.

 » Nous voulions tous le soutien de ce groupe « , a reconnu le Premier ministre, dans une esquisse de mea culpa collectif. Le conservateur est, il est vrai, directement éclaboussé. Non seulement, il fréquentait assidûment – tout comme avant lui Tony Blair – les dirigeants de News International, la branche britannique de l’empire Murdoch. Mais il a aussi engagé personnellement l’ancien patron de News of the World, Andy Coulson, comme directeur de la communication du parti tory, puis à son propre service, au 10, Downing Street, alors même que celui-ci était déjà impliqué dans le scandale. Coulson a été arrêté par la police le 8 juillet, interrogé neuf heures durant, puis libéré sous caution.

Qui connaissait les pratiques délictuelles des journalistes ?

Cameron avait pourtant été prévenu de la réputation sulfureuse qui entourait Coulson. Mais, fidèle à son habitude de trancher, seul et rapidement, il n’avait rien écouté. Comment prendre, il est vrai, le risque de contrarier Murdoch le tout-puissant quand on peut avoir à son côté un homme venu de ses rangs ? Comment se priver du soutien sans nuances de tout un groupe ? Et devenir la victime d’une guerre totale ? Les rares parlementaires à avoir osé, dans le passé, tancer cette presse-là s’en souviennent encore. En 2004, la députée travailliste (aile gauche du parti) Clare Short, une ex-ministre de Tony Blair, critique, lors d’un déjeuner à Westminster, la rituelle femme nue de la page 3 du Sun :  » J’aimerais extirper la pornographie de la presse !  » soupire-t-elle. Rien de bien méchant. Mais le lendemain, le Sun sort l’artillerie lourde. Un élégant  » La grosse et jalouse Clare qualifie de porno la page 3 !  » est affiché à la Une. Et sa rédactrice en chef de l’époque, Rebekah Wade, une rousse flamboyante entrée dans la presse comme secrétaire, envoie un bataillon de mannequins légèrement vêtus manifester devant le domicile de Clare Short, à Birmingham, en guise de représailles. Aujourd’hui directrice générale de la branche britannique du groupe Murdoch, Rebekah (devenue Brooks) est en première ligne dans l’affaire des écoutes. A la Chambre des communes, la semaine dernière, un autre député travailliste tirait la leçon de cette  » collusion avec les médias « . Ex-ministre des Affaires européennes de Gordon Brown, Chris Bryant a trouvé le ton juste :  » Nous recherchons leurs faveurs. Notre vie et notre mort politiques dépendent de ce qu’ils écrivent et montrent. Et, quelquefois, nous manquons de courage ou même de colonne vertébrale pour rectifier quand ils se trompent.  »

En une semaine, face au dégoût suscité dans l’opinion par l’ampleur des révélations, notamment sur l’interception des messages de familles de victimes de crimes, l’empire Murdoch branle sur ses bases. Toute proximité avec lui devient suspecte. A Westminster, les libéraux-démocrates (dans la coalition au pouvoir) ont beau jeu de rappeler leur sempiternelle distance à l’égard du magnat – qui a joué dans leur marginalisation au sein de la vie politique. A la tête du Labour, David Miliband promet, à son tour, de briser le charme jeté, il y a quinze ans, par Murdoch sur les dirigeants de son parti. A Downing Street, David Cameron a, lui, affirmé vouloir que,  » si nécessaire « , James Murdoch – le fils, héritier désigné et président de News International –  » réponde aux questions  » des enquêteurs. Et annoncé la fin du système d’autorégulation déontologique de la presse – à l’évidence un cache-sexe.

Jusqu’à quand et jusqu’où ira cette pudibonderie toute nouvelle des décideurs politiques ? Beaucoup dépendra, à coup sûr, de ce que révélera l’enquête, qui s’annonce longue et difficile. Et de la réponse à une question simple : à quel niveau, au sein de l’empire Murdoch, était-on au fait des pratiques délictuelles auxquelles certains journalistes ont recouru ?

Scandale des notes de frais des députés, grossières erreurs de jugement des banquiers, errements de plumitifsà En quatre années, les trois piliers (Westminster, la City, la presse) de la démocratie britannique se sont retrouvés désacralisés. C’est la conséquence du  » toujours plus de transparence  » qu’exige l’ancrage libéral de la société britannique. Une dose de désillusion en est le prix à payer. Un surcroît de démocratie peut en être la récompense.

-Jean-Michel Demetz

Travaillistes et conservateurs, ils ont tous tremblé devant ce patron de presse

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