L’équipée barbare

Qui étaient les ravisseurs d’Ilan Halimi, détenu et torturé à mort par un gang de jeunes caïds d’une cité des Hauts-de-Seine ? Voici l’effroyable parcours de cette bande liée à plusieurs tentatives d’enlèvement et d’extorsion de fonds, et qui semble avoir ajouté l’antisémitisme au sadisme

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Jeune homme sans histoires et sans fortune, Ilan Halimi, 23 ans, a sans doute été enlevé et torturé à mort parce qu’il était juif. Dans l’esprit confus de ses ravisseurs, de jeunes caïds de cité, cette appartenance suffisait à leur faire croire que les parents verseraient la rançon réclamée ou, au moins, que la communauté paierait par solidarité.

Ilan est décédé durant son transport à l’hôpital, le 13 février, épuisé par d’épouvantables conditions de détention qui ont duré vingt-quatre jours. Trois longues semaines au cours desquelles ses ravisseurs ont dicté les règles d’un tragique jeu du chat et de la souris avec la famille, rongée par l’angoisse, et les policiers, perdus en conjectures. Depuis la découverte du jeune homme, nu et menotté, agonisant près d’une voie ferrée à Sainte-Geneviève-des-Bois (Essonne), la plupart des tortionnaires ont été arrêtés. Mais, le 21 février, leur chef présumé courait toujours. Youssef Fofana, 26 ans, se serait réfugié en Côte d’Ivoire, d’où il est originaire. L’homme, par bravade, se fait appeler  » the Brain of Barbarians  » –  » le Cerveau des Barbares « . Le Vif/L’Express a reconstitué l’effroyable parcours de son équipée sauvage.

Les témoignages des suspects, entendus à la brigade criminelle, puis par la juge d’instruction, livrent un ahurissant scénario, mélange de détermination, de perversité et d’improvisation. Un business mortel dans lequel on aurait proposé  » 5 000 euros  » à une fille pour servir d’appât. Pour l’heure, six autres projets et tentatives, visant, pour la plupart, des membres de la communauté juive d’Ile-de-France, ont été recensés. Et l’enquête pourrait éclairer d’un jour nouveau plusieurs affaires d’extorsions de fonds, contre des cadres de société, des médecins et des notaires, perpétrées depuis trois ans.

A la fin de janvier, une cliente pas comme les autres entre dans une boutique de téléphonie du boulevard Voltaire, à Paris, dans le XIe arrondissement. Ni jolie ni laide, mais attirante. Les vendeurs qui sont présents ce jour-là se souviennent de son sex-appeal. Brune, très mate de peau, elle a jeté un pull sur sa chemise en jean, porte un pantalon blanc moulant et des bottes. Ilan se propose d’aider la cliente à trouver le modèle de son choix. Ce jeune homme d’allure sportive a fait ses premières armes dans l’immobilier avant de se lancer dans la téléphonie. Très vite, la jeune beur laisse entendre qu’il ne lui est pas indifférent. En partant, elle lui glisse même son numéro de GSM. La nasse se referme.

Ilan l’appelle et tous deux conviennent d’un rendez-vous, le vendredi 20 janvier, dans la soirée. Le portable du jeune homme émet une dernière fois, dans la nuit, à la hauteur de Sceaux, à une vingtaine de kilomètres au sud de Paris. Il ignore qu’un comité d’accueil musclé l’attend. Le jeune vendeur est conduit dans la cité de la Pierre-Plate, à Bagneux (Hauts-de-Seine), à quelques kilomètres de Sceaux. A cette heure, la rue Prokofiev, bordée de barres d’immeubles bien tenues, est quasi déserte. Du reste, peu de gens se soucient des allées et venues de Fofana et de sa petite bande. Elle évolue ici comme un poisson dans l’eau. N’a-t-elle pas réussi à obtenir les clefs d’un studio, en rénovation, au n° 4 ? Puis celles d’une chaufferie sordide, située en sous-sol ? Ilan va alors vivre un enfer. Le secret de sa présence est assez largement partagé par la dizaine de tortionnaires qui se relaient pour le garder ou l’humilier, voire le violenter avec des cigarettes et un couteau. Certains membres confieront plus tard que, ponctuellement, fusaient des insultes racistes. Dès le lendemain, les ravisseurs exigent une rançon de 450 000 euros. Une somme exorbitante pour la famille du jeune homme. Le père décide de prévenir aussitôt la police. Courageusement, il va dès lors servir de lien avec la bande.

D’emblée, cette affaire d’enlèvement s’annonce hors du commun. Tous les groupes de la brigade criminelle et la BRI (ex-antigang) vont être progressivement mobilisés. Les ravisseurs ont pris leurs précautions. Bons connaisseurs des techniques de l’Internet, ils conserveront toujours une longueur d’avance. Une première fois, ils envoient à la famille un message accompagné de photos depuis un cybercafé parisien. On y voit de sordides mises en scène, manifestement inspirées des images d’otages en Irak. Sur l’une d’elles, Ilan est menacé par le canon d’un pistolet. A l’analyse, elle se révélera être une arme à grenailles. La police remonte rapidement jusqu’au cybercafé. Ils installent une discrète caméra derrière les postes de consultation. Quelques jours plus tard, les enquêteurs manquent de peu l’un des ravisseurs. La caméra a enregistré le visage de l’homme, mais la déception est grande en visionnant les images : le maître chanteur a pris soin de masquer son visage d’une capuche et d’une écharpeà

Les vérifications concernant le téléphone utilisé par les ravisseurs pour joindre la famille ne donnent guère plus de renseignements : l’appareil a été volé. Il fournit cependant un premier indice : la puce du portable a déjà servi lors d’une précédente tentative d’enlèvement, qui remonte au début du mois de janvier. A cette date, une jeune femme s’est rendue au domicile d’un producteur de musique, à Antony (Hauts-de-Seine). Elle veut, dit-elle, se lancer dans la musique et revient quelques jours plus tard. Cette fois, le père du producteur, Michaël, propose de la raccompagner en voiture. En route, il remarque, sans y prêter plus d’attention, qu’elle envoie un SMS de son portable. La jeune femme vient de prévenir ses complices. Arrivé à Bagneux, Michaël la raccompagne dans le hall d’un immeuble. Mais, brusquement, un groupe d’hommes encagoulés le frappent et lui passent une paire de menottes. Ils tentent de l’enfermer dans le coffre d’une voiture. Heureusement, les éclats de voix alertent des passants qui appellent la police. Les agresseurs parviennent à prendre la fuite. Grièvement blessé, Michaël doit être hospitalisé plusieurs semaines.

Les enquêteurs, qui tentent de localiser Ilan, vont de découverte en découverte. Ils retrouvent la piste d’un incident similaire dans une boîte de nuit de Créteil (Val-de-Marne), en décembre 2005. Ils pensent aussi que certaines victimes ont pu être repérées dans une discothèque située près des Champs-Elysées.

Les rendez-vous manqués se succèdent. Le premier doit avoir lieu place du Châtelet, en plein c£ur de Paris. Le père d’Ilan accepte de s’y rendre, mais les ravisseurs, méfiants, renoncent à venir.  » Ils n’ont curieusement jamais tenté de récupérer la rançon, sans doute par excès de prudence « , estime un policier. Ils évoquent, une fois, un virement bancaire par la Western Union, dans un pays africain, sans convention d’entraide avec la France, mais ne donnent pas suite. Un membre, issu de la communauté africaine, est également contacté par la bande à Bruxelles. Les gangsters agissent désormais de manière désordonnée et paraissent divisés.

Tout bascule, de manière tragique, le lundi 13 février, au petit matin. Ilan est découvert près de la gare de Sainte-Geneviève-des-Bois. Avant de disparaître, ses ravisseurs l’ont aspergé d’un produit ménager, qui a brûlé une partie de la peau. Epuisé par la détention et les sévices, le jeune vendeur de téléphones décède peu après.

Sa mort conduit la police à changer radicalement de tactique. A la discrétion qui prévalait depuis l’origine succède une stratégie de médiatisation. Dès le lendemain du drame, le directeur de la police judiciaire parisienne et le procureur de la République de Paris rendent l’affaire publique, au cours d’une conférence de presse. Ils lancent un appel à témoins et diffusent deux portraits-robots d’une jeune femme blonde, la première à avoir servi d’appât.

Cette stratégie se révèle payante. Audrey L. reconnaît son histoire. Cette étudiante de 24 ans, qui se destine à une carrière d’assistante médicale, était proche des  » Barbares « . A tel point qu’ils lui ont proposé 5 000 euros pour attirer un jeune homme dans leur piège. Elle aurait refusé. Mais elle a appris, peu après, que le gang détenait un otage dans la chaufferie d’un immeuble de la cité de la Pierre-Plate.  » Lorsqu’elle a appris par la presse ce qui s’était vraiment passé, elle a été horrifiée, assure son avocat, Me Jean Balan. Dans le contexte de la cité, elle a fait preuve d’un certain courage en brisant l’omerta.  » Le 15 février, elle se livre au commissariat de Montrouge (Hauts-de-Seine). Son témoignage permettra de démanteler la bande. Aux policiers, elle donne deux noms, Jérôme R., son petit ami, et Youssef Fofana. Dans la nuit du 16 au 17, les forces de l’ordre font voler les portes dans la cité. Dans l’un des appartements désignés – à tort – comme celui occupé par Fofana, ils tombent sur une documentation néonazie. Mais  » le Cerveau des Barbares  » est en fuite. Les investigations se recentrent donc sur Fofana, connu pour le braquage d’une supérette Atac, en 1999, dans laquelle le gérant avait été blessé. Le 17 février, à 8 h 6, Fofana menace la famille d’Ilan sur un téléphone portable. Le jour même de l’enterrement.

Les enquêteurs ont établi de possibles  » liens  » avec de récentes affaires d’extorsion de fonds non élucidées en Ile-de-France. Un mystérieux groupe, Armata Corsa, avait menacé des PDG de sociétés des Hauts-de-Seine. Entre la fin de l’année 2004 et le début de 2005, une demi-douzaine de médecins parisiens avaient été victimes d’une tentative de chantage. Et, quelques jours avant l’enlèvement tragique d’Ilan, trois notaires recevaient à leurs études des demandes de rançon.

 » Un tel déferlement de sadisme, accompagné d’une demande de rançon, ce mélange d’improvisation et de techniques modernes, nous n’avons jamais vu ça, confie, consterné, un fonctionnaire de la police judiciaire. L’affaire des Barbares nous obligera à repenser toutes nos méthodes d’investigation.  » l

Eric Pelletier et Romain Rosso

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