L’enfer blanc

S’étendant sur 6 500 kilomètres, de la mer Morte aux rives du lac Malawi, le Rift est-africain coupe en deux les reliefs éthiopiens. Vallée de la vie, le Rift était la terre de Lucy, une australopithèque née il y a 3,3 millions d’années et est peuplé aujourd’hui d’une multitude de groupes ethniques. Mais il est aussi vallée de la survie : la sécheresse frappe l’extrême nord de l’Ethiopie, territoire des Afars et terre de volcans

Une jeune femme afare sort de sa petite hutte. Visage voilé, poitrine nue. Elle s’étire avec une grâce féline, apparition divine dans la lumière du jour qui naît. Et pourtant, chez ce peuple de musulmans nomades, excision et infibulation sont restées monnaie courante.

La hutte est basse, minuscule point perdu dans l’espace infini de la grande plaine afare. Petite, rudimentaire, sobre au niveau des objets et de la décoration. Utilitaire, en somme. Les nattes tressées et peaux de chèvres sont jetées sur une structure de bois courbés pour former une sorte d’igloo des terres chaudes… Ici, la température à l’ombre flirte en permanence avec les 40 degrés, durant la saison fraîche. Pasteurs nomades rattachés à un clan, eux-mêmes groupés en tribus, formidables marcheurs aux muscles sans reliefs, les Afars – Donakil est leur nom arabe -,  » les hommes venus de la mer « , se déplacent à la suite de leurs troupeaux vers les pâturages et les points d’eau.

Les discours entendus sur les hautes terres à propos des Afars n’incitent guère à descendre dans la dépression du Dallol. Leur réputation fâcheuse – surtout concernant l’émasculation -, amplifiée par la peur et l’ignorance, en a fait renoncer plus d’un à leur rendre visite. Aujourd’hui, on met en doute pas mal de récits fanfarons racontés par les Abbyssins au cours des siècles passés dans le but de justifier leurs guerres contre les Afars. Une pratique (l’émasculation), clame-t-on ici, chez les Afars, dont les guerriers des hautes terres usaient afin de les terroriser. Car ils ont été les premiers à embrasser l’islam dans cette partie du continent, et les relations avec les chrétiens du haut n’ont pas toujours été amicales. Bien sûr, les Afars restent fiers et hautains, belliqueux parfois, mais sensibles et chaleureux. Et libres ! Comment ces hommes auraient-ils en effet pu survivre sur ce territoire parmi les plus inhospitaliers de notre terre sans s’endurcir ? D’autant que la zone est en manque alimentaire chronique, et que les conflits séculaires avec leurs voisins issas renaissent, principalement pour l’accès aux puits. Ici, la moindre goutte d’eau peut devenir l’enjeu du plus terrible des combats : celui de la vie. Pour les Afars, tuer un homme d’un clan ennemi reste une prouesse recherchée, qui leur autorisera de porter les attributs – peigne dans les cheveux, bracelet de cuir enserrant le biceps – liés à l’exploit. Grâce à ceux-ci, ils trouveront une maîtresse… Car, afin de renforcer la cohésion entre les clans et d’éviter les conflits, les mariages entre cousins sont toujours arrangés ! Le grand jeu de la séduction est donc reporté à plus tard, à l’âge adulte, dans une société qui se plaît à revendiquer la liberté de ses m£urs… une fois le mariage officialisé.

Au siècle passé, le chemin de fer de Djibouti à Addis-Abeba fait concurrence aux Afars. Ils perdent deux moyens de survie : le monopole de la guidance des caravanes de marchandises vers les hautes terres abyssines, et le pillage de ces mêmes caravanes.

Aujourd’hui, à côté de l’élevage, il leur reste l’extraction du sel dans la dépression du Dallol. Une mer ancienne, prisonnière d’un barrage de lave, y a laissé un tapis de sel d’une étendue de 1200 kilomètres carrés et d’une épaisseur de plusieurs centaines de mètres. Sous des températures apocalyptiques, des hommes découpent des barres de sel, les amolés.

Volcan avorté

Au nord du Rift éthiopien, la région du Dallol est un des endroits les plus ingrats de la planète. Le jour, le thermomètre monte à 50 degrés à l’ombre, tandis que le gilalta, un vent brûlant venu du sud-est, tout en permettant de supporter la chaleur, assèche tout. Dans cet ancien bras de la mer Rouge, sur le lac As-Alé, à 120 mètres sous le niveau des mers (la partie la plus basse du monde), les Afars taillent la sel d’une banquise infinie en pains rectangulaires qui seront transportés à dos de chameau vers les lointains marchés des hautes terres.

Ils ont mis cinq jours pour arriver. Eux, ce sont les Tigréens, les habitants des hauts plateaux du Nord. A la tête de leurs dromadaires, mules et ânes, comme leurs ancêtres depuis le vie siècle, ils ont choisi de faire du commerce du sel leur raison de vivre. Au fond de canyons escarpés, sur des sentiers centenaires, les caravanes progressent. Après la saison des pluies sur les hautes terres, qui a rendu les chemins impraticables et transformé le lac As-Alé en bourbier inaccessible aux animaux, octobre et novembre sont les mois les plus intenses pour la collecte du sel.

Au sortir du défilé, la vue s’ouvre, grandiose, sur le lac. Les reliefs des hautes terres s’échouent à quelques encablures de cette gigantesque dépression. Plusieurs volcans dressent leur silhouette lointaine. Paysage de titans. La plaine. On compte les animaux. La montagne accouche sans cesse de nouvelles caravanes. Les jours fastes, près de 1 000 dromadaires convergent vers le Dallol, menés par des dizaines d’hommes. Les jours creux, à peine dix animaux traversent Hammed Ela, village de bric et de broc, étape ultime du voyage. L’arrivée donne lieu à des réjouissances mémorables. Depuis toujours, familles tigréennes et afares font des affaires ensemble. L’occasion est trop belle de faire la fête et d’oublier les difficultés de la vie. Les hommes arrivent avec quelques cadeaux : eau, pain, céréales. Le village s’apprête à passer une courte nuit. Dehors, comme toujours…

Cinq heures du matin. Les travailleurs du sel sont en marche. La zone d’extraction du sel, cette année, n’est qu’à six kilomètres du village… Le soleil se lève à peine que, déjà, la banquise est attaquée à la hache, l’ hadali. Dans le sillon tracé, deux ou trois gars plantent un pieu de bois, le fokolo, afin de soulever et retourner la plaque de sel, qui sera débitée en morceaux grossiers. Un autre travailleur se charge de les tailler en amolés, des pains de sel rectangulaires traditionnels, de 3 à 6 kilos. Puis il faut gratter le limon avec l’ hadali godma, un outil recourbé, tranchant comme un rasoir et créé pour cette pratique, et le rectangle de sel sera prêt à être chargé. En règle générale, une équipe se compose de trois fokolos et un hadali. Les rôles ne se mélangent pas ! Au total, on a recensé 3 000 travailleurs du sel, qui viennent ici lorsqu’ils le souhaitent.

Les caravaniers arrivent. Le ravitaillement, enfin. Dans cette cuvette, chaque homme engloutit dix litres d’eau quotidiennement !  » Ahmed… Bokaa… Seko… « , les Tigréens crient le nom de leur contact afar. Une fois les hommes réunis, les premiers amolés terminés sont ficelés et chargés sur les bêtes. La man£uvre doit être rapide, pour épargner tant aux hommes qu’aux animaux les terribles chaleurs de la mi-journée.

Les dromadaires sont bâtés les premiers. Un animal costaud porte de 25 à 30 amolés de 6 kilos. Reste à payer. Achetée ici 1,25 birr (1 euro égale quelque 10 birrs), chaque barre de sel sera vendue dix fois plus cher au marché de Mékélé, la capitale du Tigré. C’est sous Iyasou le Grand, à l’époque de Gondar, au xviiie siècle, qu’une loi fixe les prix de ces amolés, dont les dimensions deviennent standards. Seule la distance parcourue augmente la valeur de la précieuse denrée : deux birrs par jour de voyage. Indispensable sur les hautes terres, si on l’utilisait autrefois comme monnaie, aujourd’hui, le sel sert de complément à l’alimentation tant aux hommes qu’aux troupeaux.

Les Tigréens reviendront dans un mois déjà : un homme courageux accomplit ce voyage dix fois sur l’année ! A Hammed Ela, en fin d’après-midi, ceux qui en ont encore la force, rivalisent au cours d’une partie de kwosso, le football américain afar… sans protections ! Des trois types de kwosso, c’est la version soft qui se joue – celle où, en théorie, il n’y a pas mort d’homme.

Vers l’extrême nord de la dépression, le mont Dallol, telle une palette de peintre volcanique, déploie la lave de verts, jaunes ou oranges fluorescents. Sources sulfuriques, marmites bouillonnantes, vapeurs irritantes composent un décor somptueux de début ou fin du monde.

L’eau est chaude, découpée en alvéoles hexagonales par des cristaux précipités qui affleurent à la surface. Aspect de miel, odeur de soufre. Cette colline, 38 mètres au-dessus de la surface des océans, est un concentré de beauté géothermique et volcanique. Soulevé sous la pression du volcanisme endémique, le Dallol est un volcan avorté, ou endormi, dont le cratère abonde en témoignages de l’activité tectonique frénétique de l’endroit. L’eau des hautes terres, ruisselant dans les failles géologiques, rencontre des roches chaudes. Dans son voyage vers la surface, elle croise des dépôts de minerais de fer oxydés, et se colore alors de jaune, vert ou brun. A la surface, les minéraux se cristallisent, pour former monticules et pics de toutes couleurs, avant de virer au gris lorsque la source se tarit. Partout à la surface du Dallol, l’eau sourd, explose, cascade, glougloute, redessine, semaine après semaine, ce décor infernal…

Olivier Bourguet

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