Les personnages d'enfants ont redonné envie à l'auteur et metteur en scène de refaire un spectacle, de refaire du théâtre. © elizabeth carecchio

L’enfant et l’androïde

Contes et légendes arrive au Théâtre national. Cette suite de fables puissantes où se côtoient ados et robots constitue un des sommets de la carrière féconde de Joël Pommerat.

C’était en février 2020. Le corona- virus paraissait être un mal lointain, qui se cantonnerait probablement à la Chine où il avait vu le jour. Joël Pommerat présentait son dernier spectacle, Contes et légendes, au Théâtre des Amandiers, à Nanterre. L’ auteur et metteur en scène français réussissait à surprendre encore, après une suite déjà riche de pièces à la force singulière comme Les Marchands, Cet enfant, Ma chambre froide, La Réunification des deux Corées, Au monde (devenu également un opéra, composé par Philippe Boesmans et créé à La Monnaie, en 2014) ou encore Ça ira (1) Fin de Louis. Après plusieurs reports, le spectacle atterrit enfin au National, au creux de la quatrième vague de Covid-19 (1).

Bluffante, la performance ouvre une foule de questions éthiques, esthétiques, voire métaphysiques.

Contes et légendes se présente comme une suite de scènes sans grands liens narratifs – juste des échos – les unes avec les autres mais qui constituent autant de bribes d’un futur, semble-t-il, pas très lointain, où les robots androïdes font partie de la vie quotidienne, particulièrement celle des adolescents. Joël Pommerat brosse ici des fables qui interrogent la construction du genre et son assignation, la masculinité toxique et les revendications féministes, l’humain démiurge face aux machines, mais aussi la frontière entre le vrai et le faux, entre l’authenticité et le mensonge. Cela dans des choix de mise en scène qui font confiance à la puissance du théâtre, capable de transcender, grâce à son propre jeu entre réel et imaginaire, toutes les distinctions d’âge, de sexe et de couleur de peau. Une performance bluffante, qui ouvre, de façon vertigineuse, une foule de questions éthiques, esthétiques, voire métaphysiques.

Un désir

Pourtant, le spectacle a failli ne jamais voir le jour. Avant de se lancer dans cette nouvelle création, Joël Pommerat, quasiment trente ans après avoir fondé sa compagnie Louis Brouillard, était, de son propre aveu, « un peu à court d’inspiration, ou à court de désir ». « Ou fatigué, ou moins motivé qu’avant », nous confiait-il lors d’une interview à distance, lors du premier confinement. « Sans chercher à lui donner plus d’importance qu’il peut en avoir, le théâtre est un engagement, quelque chose qui demande énormément d’investissement. Ça ne sert à rien de faire un spectacle pour faire un spectacle. Il faut vraiment sentir une nécessité, un besoin, un désir, quelque chose de fort. J’ai mis plusieurs années pour ressentir que mon endroit de désir, là, c’était l’enfance. Le point de départ était donc assez pratique et personnel, au-delà même de toute question intellectuelle ou dramaturgique. C’était imaginer travailler avec des personnages d’enfants qui me redonnait envie de refaire un spectacle ou de refaire du théâtre. Parce que je pense qu’il y a un plaisir et une joie simples à ça, à articuler, à faire vivre, à regarder vivre ces personnages-là. »

Le robot m’a permis de creuser encore plus mon désir d’exploration de l’enfance.

Au départ de ce désir initial, Joël Pommerat organise alors deux « ateliers », où sont convoqués des comédiens par l’intermédiaire d’annonces sur les réseaux. Deux stages de quatre semaines au cours desquels Pommerat explorera « tout un tas de fictions autour de l’enfance », précise-t-il, et qui lui serviront à monter la distribution finale du spectacle et à faire germer l’écriture. Avec l’équipe ainsi constituée de dix comédiens – avec lesquels il travaille pour la première fois – suivront sept mois de travail, ensemble, au plateau. « Ce temps de recherche avec les comédiennes et les comédiens, dans ce qu’on appelle habituellement « l’improvisation », est indispensable pour moi. Tout ne peut pas se passer dans une scène imaginaire: pour ce travail-là, j’ai besoin des autres. On cherche des bribes de fiction, des situations, des personnages. C’est comme une manière de faire des brouillons, des petits essais. Ce qui permet aussi de créer avec les comédiennes et les comédiens de vraies personnes, au-delà des personnages, que des individus commencent à exister ou puissent servir d’inspiration pour des situations, des histoires. » Pendant ce travail, l’âge des personnages s’est sensiblement décalé. De l’enfance proprement dite, on est passé aux débuts de l’adolescence, ce moment fragile de transfert de carapace – pour reprendre le terme de Françoise Dolto -, ce passage où se jouent particulièrement la construction et l’affirmation de soi.

Joël Pommerat avait à coeur  de présenter le robot comme vrai double, vraiment ressemblant à l'humain.
Joël Pommerat avait à coeur de présenter le robot comme vrai double, vraiment ressemblant à l’humain.© elizabeth carecchio

Artificiels

Mais l’enfant a effectué un retour inattendu, par la voie d’une autre catégorie de personnages, inédite chez Pommerat et revenue en force sur nos scènes pendant la pandémie (lire l’encadré): les robots. Des robots humanoïdes, désormais capables de remplacer les humains au sein d’une famille, mais pas toujours sans dangers.

« Ça faisait un petit moment que j’étais fasciné ou, du moins, que j’avais envie d’explorer l’artificialité du robot, souligne le metteur en scène. Le robot comme vrai double, vraiment ressemblant à l’humain. J’avais déjà cherché à rendre cela possible à l’intérieur d’une fiction, après l’opéra Au monde : avec Philippe Boesmans, on avait commencé à parler d’un livret original qui aurait intégré des personnages artificiels. Ça n’a pas fonctionné, mais c’est resté dans un coin de ma tête. Dans le temps de recherche pour Contes et légendes, l’humain artificiel est revenu dans la course. Là, pour le coup, c’était devenu pertinent. Et si j’ai choisi de donner autant d’importance à ces personnages de robots, ce n’était pas pour en faire réellement un sujet à part entière, plutôt pour me permettre de creuser encore plus mon désir d’exploration de l’enfance. » Car les androïdes, ici, ne sont pas des robots adultes, mais des sortes d’enfants, auxquels on pardonne, comme aux enfants de chair et d’os, leurs réponses à côté de la plaque et leurs rires à contretemps.

Mettre un robot sur scène, c’est jouer avec l’immortalité et avec l’ombre de la mort.

Ce caractère enfantin des androïdes de Contes et légendes rend particulièrement dure, presque insoutenable, une scène précise, la seule des douze se déroulant sur un fond lumineux et non sombre, celle de la mort du robot. « La question de la recréation d’une humanité – puisque le projet du robot, dans toute son ambition, c’est la recréation d’une humanité – renvoie à la vie et donc à l’idée de la mort, poursuit Joël Pommerat. Mettre un robot sur scène, c’est jouer avec l’immortalité et avec l’ombre de la mort. Le robot en tant que copie parfaite de l’humain provoque une sorte d’effroi ; on a l’impression qu’on est face à un mort-vivant, ou un « pas tout à fait vivant », ou un « presque mort », ou un cadavre. Parmi toutes les situations que l’on a abordées – on en a travaillé une trentaine, voire une quarantaine -, il ne pouvait pas ne pas y avoir, pour moi, la maladie du robot. En mourant, le robot récupère de la vie, en quelque sorte. Ce n’est pas moi mais des philosophes qui ont trouvé cette idée. En la travaillant, j’en ai ressenti la justesse: les robots se feront d’autant plus accepter par les humains, deviendront de moins en moins des robots et se rapprocheront de plus en plus de l’humain, quand ils deviendront fragiles. Et en quelque sorte, la logique de cette fragilité, c’est la mort ».

Dans cette anticipation peuplée d’humanoïdes, Pommerat et son incroyable équipe d’acteurs mettent le doigt sur des blessures ultracontemporaines et posent théâtralement un manifeste à l’assaut de toutes les discriminations. Immanquable.

(1) Contes et légendes, au Théâtre national, à Bruxelles, du 9 au 21 novembre.

Comme dans la série Real Humans, au théâtre, les androïdes peuvent être incarnés par de vrais comédiens.
Comme dans la série Real Humans, au théâtre, les androïdes peuvent être incarnés par de vrais comédiens.© DR

Dans la vallée de l’étrange

En cadenassant les relations humaines et en forçant la médiation par les machines (ah, les réunions et les apéros Zoom), la pandémie a donné un éclat étonnant au motif du robot, et en particulier aux androïdes, semblables à nous mais insensibles au coronavirus. On en a vu apparaître plusieurs dans les théâtres ces derniers mois. Comme dans Jonathan, de et avec Bruno Vanden Broecke et Valentijn Dhaenens, où un robot assiste aux derniers jours d’une mère dont le propre fils ne peut être présent pour cause de strict confinement. Ou comme dans le spectacle postapocalyptique aux résonances écologiques Science-fictions, de Selma Alaoui. Avec cet avantage non négligeable: tout comme dans la série suédoise Real Humans ou des films comme Blade Runner et Terminator, les androïdes peuvent être incarnés au théâtre par de vrais comédiens, sans déploiement de technologie avancée ou de costumes encombrants. Ce qui permet aussi de jouer sur le doute, la vraie nature des humanoïdes étant parfois uniquement révélée – en même temps que leurs sombres desseins – par leurs défaillances, ou leur destruction.

Hormis dans la scène initiale qui repose justement sur ce doute, Joël Pommerat a choisi, dans Contes et légendes, de manifester clairement l’identité de ses robots. Leurs cheveux plaqués façon « casque » de Playmobil, leurs voix déformées, leurs attitudes figées et leurs clignements d’yeux appuyés sont autant d’indices. Pommerat et ses comédiens évoluent ainsi dans la « vallée de l’étrange », selon le terme inventé par le roboticien japonais Mori Masahiro et modelé sur le concept freudien d' »inquiétante étrangeté », qui désigne la zone intermédiaire du développement des androïdes où les êtres humains ressentent un malaise face à des créatures réalistes dans leur ressemblance mais encore imparfaites, monstrueuses en quelque sorte. Ce qui explique, par exemple, que le spectateur éprouve, entre autres, plus de sympathie pour C-3PO et R2-D2 de Star Wars, explicitement des machines, que pour Ash (Ian Holm) et Bishop (Lance Henriksen) dans la saga Alien.

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