L’enfance de l’art

Comme chaque année depuis quinze ans, des spectacles pour le très jeune public bourgeonnent en mai à la faveur de deux festivals internationaux à Bruxelles et Charleroi. Une invitation faite aux bébés à sortir du quotidien pour entrer dans la poésie et la rêverie.

La comédienne et chanteuse lyrique avait décidé de ne pas installer les enfants autour d’elle et de voir ce qui allait se passer quand elle commencerait. Elle était habillée en blanc, avec pour seuls accessoires un bassin d’eau et des morceaux de tissu. Sans qu’il y ait de paroles, sans que rien ne soit raconté, elle évoquait le moment du bain, quelque chose de proche du vécu des petits, simplement avec son chant et la manipulation de ces objets. « J’ai vu des enfants arriver d’une pièce à côté en rampant, d’autres en trottinant, comme dans l’urgence, pour voir ce qui se passait. Ils s’asseyaient et appelaient leurs copains pour qu’ils viennent eux aussi. Leurs voix ont commencé à se mélanger à celle de la chanteuse. Il y en avait qui pleuraient, certains parce qu’ils étaient émus, d’autres parce que c’était décidément trop étrange pour eux. Il y avait là toute une panoplie d’émotions qui se vivaient dans un échange tellement fort entre l’artiste et les enfants ! Rien qu’à observer ce moment, des larmes me coulaient des yeux.  » C’était en 1990, dans une crèche de Dieppe. Charlotte Fallon assistait pour la première fois à un spectacle pour tout-petits : Câlins, avec Brigitte Maisonneuve du théâtre Athénor (basé à Saint-Nazaire).

L’émerveillement est total ; il faudra pourtant dix ans à cette metteuse en scène formée au Théâtre des jeunes de la Ville de Bruxelles, et cofondatrice en 1975 du Théâtre isocèle, pour passer elle-même à l’action, ouvrant ainsi la voie en Belgique. Ce sera avec Ombres et lumières, inspiré par le mythe d’Orphée et réunissant autour d’un arbre deux personnages symboles du jour et de la nuit. Ce premier show  » bébés admis « , Charlotte Fallon le créera avec le Théâtre de la guimbarde, compagnie pionnière dans le domaine des spectacles pour les tout-petits.  » S’il m’a fallu dix ans pour m’y mettre, c’est d’une part, qu’il n’existait aucun cadre institutionnel ; d’autre part, que j’avais tout simplement vachement peur de me lancer « , explique-t-elle.  » Que faire ? Je pense que c’est la question que beaucoup d’artistes se posent quand ils pensent au théâtre pour les bébés : qu’est-ce qu’on peut leur raconter alors qu’ils savent à peine parler, et qu’il y a tant de choses qu’ils ne comprennent pas encore ?  »

Après quinze années d’expérience, une dizaine de créations et la mise sur pied d’un festival international annuel à Charleroi, Charlotte Fallon est aujourd’hui en mesure d’en témoigner : le champ des possibles est immense. Dans Concertino Pannolino, elle mettait ainsi en scène une violoncelliste et un flûtiste-percussionniste entourés par les minispectateurs ; Kubik faisait évoluer deux comédiens dans un jeu de construction géant ; quant à Bach à sable, il mêlait danse et musique…  » Les petits sont immergés dans la vie, donc tout les concerne. Ils ressentent tout ce qui se passe autour d’eux.  »

Relation triangulaire

Parler de tout, mais pas n’importe comment : psychologue au Fraje (Centre de formation permanente et de recherche dans les milieux d’accueil du jeune enfant), Isabelle Chavepeyer s’intéresse depuis une quinzaine d’années au sujet :  » Les tout-petits sont très réceptifs au niveau émotionnel sans nécessairement être suffisamment outillés pour pouvoir prendre du recul par rapport à ce qui leur est dit ou montré. Il est important de respecter l’intimité de l’enfant, de ne pas l’envahir.  »

Dans ce moment si particulier, la présence des parents ou des puéricultrices est fondamentale.  » Le bébé appréhende le monde essentiellement à travers sa sensorialité « , souligne Isabelle Chavepeyer.  » Ce qu’il va voir et sentir deviendra langage grâce à la relation qu’il partage avec l’adulte qui l’accompagne. On ne peut pas parler d’une rencontre du bébé avec l’art comme si le bébé était seul. Ça n’existe pas, un bébé tout seul. C’est dans une relation triangulaire que les choses vont prendre du sens pour lui.  » L’indispensable reconnaissance des sensations et des émotions du bambin – qui, quand il découvre ou expérimente, se tourne toujours vers l’adulte pour lui demander la confirmation de ce qu’il a vu ou vécu – vaut autant pour les adultes accompagnants que pour les artistes  » sur scène « , à quelques mètres d’eux.  » Si le comédien fuit le regard de l’enfant qui pleure parce qu’il pense que les choses vont empirer s’il le regarde, l’enfant va pleurer de plus belle parce qu’on ne reconnaît pas ses émotions « , signale Charlotte Fallon.  » Quand on est sur scène, il faut accueillir les émotions des petits tout en restant dans le jeu. Sauf qu’il n’y a pas qu’un seul enfant : il y en a quarante ! Il y a donc tout un apprentissage pour avoir une écoute globale du public. Beaucoup de comédiens disent que jouer pour les petits leur a apporté une qualité d’écoute, une concentration ouverte.  »

Pour que cela se passe au mieux, il est également important de respecter les tranches d’âge indiquées pour chaque spectacle. Certains sont conseillés aux bambins avant la marche, là où d’autres sont ouverts aux bébés à partir de 8 mois, c’est-à-dire au moment où l’enfant maîtrise  » le geste déictique  » : cette capacité à montrer du doigt ce qui l’intéresse et à inviter l’adulte à regarder avec lui dans cette direction. Avant la possibilité de ce regard conjoint, un dispositif spectaculaire frontal n’a pas de sens.  » Quand ils ont dépassé un stade, les petits peuvent en rire « , précise encore Isabelle Chavepeyer.  » Par exemple, un petit de 3 ans qui sait déjà courir et sauter rira s’il voit un comédien glisser et tomber. Alors qu’un bébé risque d’en être effrayé. C’est pareil pour le langage : quand l’enfant a la maîtrise de certains mots, il peut rentrer dans le jeu.  »

Un jeu chaque fois singulier, chaque fois différent dans la rencontre avec l’autre. Un jeu pour enrichir son imaginaire et élargir sa palette de représentations à l’heure, précieuse, où tout est encore possible…

Pépites, 15e festival international de spectacles et de rencontres sur l’art et les tout-petits, à Charleroi. Du 18 au 30 mai. www.laguimbarde.be

Festival international L’art et les tout-petits, 15e édition, au Théâtre La montagne magique, à Bruxelles. Du 14 au 29 mai. lamontagnemagique.be

PAR ESTELLE SPOTO

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