L’empire de l’ombre

Dix ans après le 11-Septembre, les Américains découvrent le poids toujours croissant de leurs services spécialisés dans la lutte antiterroriste. Ce gigantesque réseau de surveillance ignore la crise, mais son efficacité a été plus d’une fois prise en défaut.

L’un a tué, l’autre pas. Le premier, Mohamed Merah, pourtant fiché par la police et le contre-terrorisme français, a assassiné sept personnes et grièvement blessé deux autres, à Toulouse et à Montauban. Le second, le 25 décembre 2009, aurait entraîné dans la mort les quelque 200 passagers du vol 253 de Northwest Airlines s’il n’avait raté l’amorçage de sa bombe à l’approche de l’aéroport de Detroit, avant d’être maîtrisé par un voyageur.

Umar Farouk Abdulmutallab, un Nigérian âgé de 24 ans, figurait depuis des mois dans un fichier de 550 000  » personnes d’intérêt  » compilé par Washington. Son père avait averti l’ambassade des Etats-Unis à Lagos de son appartenance à des mouvements djihadistes, et son passage au Yémen, dans un camp d’Al-Qaeda, était indépendamment documenté par la CIA. Il a pourtant suffi d’une faute d’orthographe lors de la saisie de son nom, et d’un  » bug  » inconnu du moteur de recherche, pour que 45 agences de sécurité nationales, dotées d’un budget officiel annuel de 75 milliards de dollars, deviennent sourdes et aveugles. Incapables, en particulier, de repérer que le jeune homme disposait d’un visa pour les Etats-Unisà Malgré son issue heureuse, l’affaire Abdulmutallab hante toujours les agences américaines du renseignement. Même le repérage et l’exécution d’Oussama ben Laden au Pakistan, le 2 mai 2011, n’ont pas lavé l’humiliation du vol 253 de Northwest Airlines, d’autant que ce ratage n’est pas le seul du genre.

Le 1er mai 2010, un Américain d’origine pakistanaise, Faisal Shahzad, a pu garer une voiture piégée au milieu de la foule de Times Square : les milliers d’enquêteurs du centre antiterroriste du FBI, du tentaculaire Department of Homeland Security (Sécurité intérieure) et de la puissante division du renseignement de la police new-yorkaise, n’ont rien vu venir. Là encore, le détonateur a cafouillé, et seule la vigilance d’un vendeur ambulant a permis d’évacuer à temps le c£ur touristique de Manhattan. Pourtant, les services disposaient bien des éléments prouvant les liens de Shahzad avec la mouvance Al-Qaeda au Pakistan et au Yémen. Mais ceux-ci étaient enfouis dans les milliards d’informations livrées aux analystes de la lutte antiterroriste.

1,5 milliard d’informations recueillies chaque jour

Plutôt que de tirer les leçons du gigantisme, Barack Obama vient d’étendre de six mois à cinq ans la période pendant laquelle les spécialistes de l’antiterrorisme peuvent garder des informations glanées sur des citoyens sans l’accord d’un juge – écoutes téléphoniques ou relevés de navigation Internet, par exemple. Avant son élection, le président avait pris acte de la grogne suscitée par les dispositions de ce genre initiées par George W. Bush. Une fois à la Maison-Blanche, cependant, Obama a reconduit presque toutes les décisions de son prédécesseur. En témoigne un chantier gigantesque, près de Salt Lake City, dans le désert de l’Utah, où des milliers d’ouvriers achèvent la construction du plus grand centre de stockage de données de la planète, à l’usage exclusif du renseignement américain. A partir de 2013, les analystes du Utah Data Center y traiteront une partie du milliard et demi d’informations recueillies chaque jour par la National Security Agency (NSA), chargée de la surveillance téléphonique et informatique.

Le siège principal de la NSA, situé à Fort Meade, près de Washington, offre, pour seule indication de ses effectifs, un parking d’une vingtaine de milliers de places. Cette institution tentaculaire a vu son budget doubler depuis 2001, afin de réparer les ratages de l’avant-11 Septembre. Ses  » grandes oreilles « , disséminées dans 18 lieux différents de la planète, permettraient de suivre les quelque 2,7 milliards d’internautes que le monde devrait compter en 2015. Une folle ambition qui n’est qu’un exemple parmi d’autres, semble-t-il, de l’expansion des services antiterroristes américains.

Après deux ans d’enquête acharnée, les journalistes Dana Priest et William Arkin en dressent un panorama dans leur livre, Top Secret America, publié en septembre 2011. Ils y révèlent que 854 000 Américains seraient habilités à lire des documents top secret. Environ 1 270 organisations gouvernementales ainsi que 1 970 sociétés privées travaillent à des tâches de renseignement militaire et de contre-terrorisme, dans près de 10 000 sites confidentiels, répartis sur l’ensemble du territoire. A en croire Priest et Arkin, les effectifs de l’agence de renseignement du Pentagone (Defense Intelligence Agency) seraient passés de 7 500 à 16 500 en dix ans. Le FBI, qui ne comptait qu’une trentaine d’unités antiterroristes en 2001, en dispose désormais de 106. Et la CIA, à l’étroit dans sa forteresse de Langley, fait bâtir deux annexes imposantes près de l’aéroport Dulles de Washington, qui permettront d’augmenter d’un tiers sa surface de bureaux.

Depuis le 11 septembre 2001, le mélange d’opacité totale et de fonds colossaux donne aux seigneurs de la  » guerre contre la terreur  » un pouvoir inespéré. Dès 2002, le patron des opérations clandestines de la CIA, Cofer Black, passe commande, à l’insu des militaires, de ses propres drones (avions sans pilote), armés de missiles. La même année, ces nouveaux outils sont lancés au-dessus d’une route poussiéreuse au Yémen, où ils volatilisent l’un des instigateurs de l’attentat, en 2001 dans le golfe d’Aden, contre un destroyer de la marine américaine, le USS Cole. Piqué au vif, le Pentagone et son impérieux patron d’alors, Donald Rumsfeld, décuplent le budget des Forces spéciales, bientôt dotées de moyens de communication et de renseignement dignes de la CIA…

Depuis lors, la machine de la lutte antiterroriste ne cesse de grossir, au prix de quelques ratés. En 2009, lorsque le major Nidal Malik Hasan, un militaire américain retourné par Al-Qaeda, tue 13 soldats et blesse 30 personnes à la base de Fort Hood (Texas), le haut commandement découvre, non sans mal, que l’unité ultrasecrète chargée de détecter les islamistes dans les rangs de l’US Army avait réorienté ses recherches, de sa propre initiative, sur les ramifications du Hezbollah au Liban… La dissémination des centres d’analyse est telle que les informations circulent mal. Ainsi, pas moins de 51 organisations distinctes sont chargées de traquer le financement des réseaux terroristes, selon Dana Priest.

Les entreprises privées recrutent les meilleurs

Nourri par le secret d’Etat, le business de la lutte antiterroriste ignore la crise et aiguise les appétits. General Dynamics et Boeing, par exemple, comptent parmi les principaux fournisseurs des hautes technologies de surveillance. Résultat, sur les 854 000 détenteurs d’une accréditation top secret, 270 000 appartiennent au secteur privé. Ces derniers sont très demandés : plus de 180 000 offres d’emploi nécessitant le précieux sésame seraient non satisfaites. Les sociétés recrutent à prix d’or ces oiseaux rares, militaires et briscards de la CIA. Le secteur public, quant à lui, pourtant au c£ur du système antiterroriste, doit se contenter de plus en plus des juniors, sous-payés et privés de hiérarchie compétente.

Jusqu’où l’empire de l’ombre s’étendra-t-il ?  » Le système a besoin d’un contrôle et d’un retour à la raison budgétaire, a déclaré Richard Clarke, ex-responsable du contre-terrorisme à la Maison-Blanche. Reste à trouver un politicien qui veuille s’en mêler, et prendre le risque d’être déclaré responsable du prochain attentat. « 

DE NOTRE CORRESPONDANT PHILIPPE COSTE

Depuis 2001, le FBI a triplé ses unités antiterroristes ;

la NSA a vu son budget doubler ; et la CIA s’est équipée de ses propres drones

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