L’emballement médiatique

Ils ont replié les antennes paraboliques perchées sur leurs camions, rangé leurs caméras et repris le chemin de leur rédaction, à Bruxelles ou quelque part en Europe, aux Etats-Unis, au Canada, en Russie ou au Moyen-Orient. Ils reviendront sans doute à Arlon dans quelques semaines, à l’heure du verdict du  » procès Dutroux « . La déferlante médiatique qui a inondé la cité ne laisse plus sur place, pour l’essentiel, que les chroniqueurs judiciaires, guetteurs assidus de Thémis en ses £uvres. On perçoit alors comme un soulagement dans le public, délivré peu à peu du tintamarre monothématique de ces derniers jours. Car la presse, écrite ou audiovisuelle, a succombé, une fois encore et parfois malgré elle, à sa mécanique de l’emballement, avant et pendant les premiers jours du  » procès du siècle « . Combien, parmi les lecteurs, auditeurs et téléspectateurs, ne l’ont-ils pas vécu comme un harcèlement, gênant pour eux, déplacé pour les victimes ?

La surmédiatisation n’est d’ailleurs pas étrangère à ce statut  » historique  » conféré au procès de Dutroux, Martin, Lelièvre et Nihoul. Un procès exceptionnel, certes, mais davantage pour ce qui lui est extérieur que pour ses éléments intrinsèques. L’affaire Dutroux n’est pas hors normes si l’on en reste au seul plan judiciaire. Qu’il s’agisse du nombre des victimes, des accusés ou des témoins, de la longueur de l’instruction, des zones d’ombre dans le dossier ou des conséquences à attendre, pour la société, de la décision de justice, l’histoire judiciaire du pays compte quelques affaires au moins similaires sur l’un ou l’autre de ces points. Mais, ici, il y a tout le reste : l’horreur absolue des faits, la mobilisation sociale et la tourmente institutionnelle qui s’ensuivit, la prise de conscience à grande échelle de la violence pédophile. Et la médiatisation, aujourd’hui comme hier. Au point qu’on ne sait plus toujours si les assises du Luxembourg sont hypermédiatisées parce qu’historiques ou s’il ne faut pas inverser l’hypothèse. Ensemble, la RTBF et RTL-TVI ont envoyé quelque 140 personnes à Arlon cette semaine. Les quotidiens francophones, pour ne citer qu’eux, ont publié l’équivalent de plusieurs livres sur le sujet avant la première audience du 1er mars : 40 pages dans Le Soir, 60 dans La Libre Belgique, 34 dans Vers l’Avenir, 18 dans les titres de Sud-Presse, outre un tiré à part de 100 pages au format magazine.

Comment expliquer cette profusion ? Pas par des motifs commerciaux, en tout cas. Si les quotidiens vendent quelques centaines d’exemplaires en plus ces jours-ci, cela ne pèsera pas lourd dans les moyennes annuelles, globalement stables. En réalité, les raisons sont tantôt plus nobles, tantôt plus insidieuses.

Engagée, parfois dans tous les sens du terme, dans la couverture des événements de 1995-1996, la presse écrite et audiovisuelle s’y est généralement comportée en accompagnatrice û amplificatrice ? û de l’émotion, en proche confidente, en juge d’instruction, en procureur, voire, pour d’aucuns, en militante. Elle poursuit logiquement le mouvement entamé voici huit ans. Avec, cette fois, un évident souci de pédagogie, de mise en perspective et d’analyse. Elle n’échappe pas pour autant à la spirale de l’inflation médiatique, où il serait inconvenant d’en faire moins que les autres et où l’évaluation des choses se fait autant en fonction de la concurrence que des nécessités journalistiques. Elle ne veut rien manquer non plus d’un possible rebondissement, d’une scène inattendue. Et, dès lors que le dispositif technique est mis en place, que les éditions spéciales et les directs sont prévus, il faut leur donner du contenu. Quitte à remplir avec du rien, quitte à tomber dans l’insignifiance du témoignage, quitte à se filmer et à s’interviewer entre collègues.

Quand des médias û gare à la généralisation injuste û se mettent ainsi à tourner sur eux-mêmes, gonflés de leur présence, incapables de silence, le risque est grand de voir le public se détourner et rejeter le tout médiatique, en ce compris le nécessaire. La presse, dans ce cas, aurait alors manqué à son devoir élémentaire. Rien n’est facile. A des échelles très variables, on a éprouvé une nouvelle fois ces jours-ci l’écart entre une justice qui travaille dans la lenteur, la procédure, la distance, et les médias gourmands, à l’inverse, de vitesse, de spectaculaire et de proximité.

Même à contre-c£ur, il faut sans doute s’en faire une raison : l’emballement fait partie du comportement médiatique moderne, comme un réflexe acquis. On ne le supprime pas sur simple prescription. La guerre du Golfe de 1991, la mort tragique de Diana, le mariage de Philippe et Mathilde, le 11 septembre 2001, et on en passe, ont révélé cette pulsion irrésistible. Dans ces circonstances, chacun, Le Vif/L’Express comme les autres, pense de bonne foi être dans le ton et la quantité qui conviennent. Qui trouvera un jour comment faire ralentir la machine ?

Jean-François Dumont (rédacteur en chef adjoint)

Ecrite ou audiovisuelle, la presse a succombé, une fois encore et parfois malgré elle, à sa mécanique de la surenchère, avant et pendant les premiers jours du procès Dutroux

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