L’éblouissement Bonnard

L’homme à la palette radieuse, surnommé  » peintre du bonheur « , fut l’un des maîtres de la modernité. La rétrospective du musée d’Art moderne de Paris retrace cette trajectoire singulière

Pierre Bonnard (1867-1947). L’îuvre d’art, un arrêt du temps. Musée d’Art moderne de la ville de Paris. 11, avenue du Président-Wilson, Paris (XVIe). Jusqu’au 7 mai. Exposition ouverte tous les jours, sauf lundi et jours fériés, de 10 à 18 heures ; en nocturne le mercredi jusqu’à 22 heures. Renseignements : 00 33 – 1 53 67 40 00.

Ses paysages incandescents, ses nus immergés dans l’azur des baignoires, ses intérieurs nimbés de douceur de vivre, ses terrasses surplombant des jardins luxuriants lui valurent d’être surnommé le  » peintre du bonheur « . Recherché par les collectionneurs, encensé par ses pairs, Pierre Bonnard fut l’un des artistes les plus doués de sa génération. Matisse, son grand ami et cadet de deux ans, lui vouait un profond respect. Apollinaire louait le charme de son £uvre,  » simple, sensuelle, spirituelle « .  » Elle me fait penser à une petite fille gourmande « , ajoutait-il. Picasso, lui, détestait Bonnard :  » Ce n’est pas vraiment un peintre moderne. Il obéit à la nature ; il ne la transcende pas.  »

Né en 1867 à Fontenay-aux-Roses, Bonnard constitue l’un des malentendus de l’histoire de l’art. S’il possédait de fervents admirateurs, il s’attira donc également nombre de détracteurs. Ce qui lui interdit longtemps d’accéder au panthéon de la modernité. L’esprit d’indépendance, dont il fit preuve durant ses cinquante ans de carrière, explique ces inimitiés. A l’exception du groupe des nabis, auquel il adhéra à ses débuts, il refusa toujours l’embrigadement des  » écoles « , se tenant éloigné de la révolution des avant-gardes – fauvisme, cubisme ou surréalisme. Les apôtres de la modernité, auxquels appartenait Picasso, ne pouvaient tolérer ce côté franc-tireur. Comment défendre un artiste attaché à la vie domestique, qui ne sait pas choisir son camp et flatte le goût bourgeois ? Traité de  » décadent « , de  » rétrograde « , voire de  » réactionnaire « , l’homme aux petites lunettes cerclées de fer, bien qu’affecté par ces critiques, poursuivit sa singulière trajectoire. Et s’obstina, jusque dans la tourmente de la guerre, à retranscrire son petit univers familier : les frondaisons d’un jardin, la beauté d’une coupe de fruits, l’intimité d’une salle de bains…

Depuis une vingtaine d’années, plusieurs rétrospectives ont tenté de réhabiliter cette £uvre incomprise, la tirant du purgatoire dans lequel le peintre avait été plongé après sa mort, en 1947. L’exposition du musée d’Art moderne de la ville de Paris propose à son tour une relecture. Les 90 peintures, qu’accompagnent photos et dessins, mettent en avant les thèmes fétiches de Bonnard : nus, intérieurs, paysages, natures mortes, autoportraits. Mais surtout l’obsession de la couleur, qui, toute sa vie, a  » affolé  » son pinceau et tourmenté son esprit. L’exposition ébranle aussi certaines idées reçues.

Si le peintre s’est toujours tenu à l’écart des spéculations intellectuelles, n’étant pas lui-même un théoricien, les annotations dont il emplissait ses agendas révèlent bien ses préoccupations. S’il ne consigne rien de sa vie privée, il y décrit en revanche les changements météorologiques, qu’il associe à des couleurs.  » Gris et froid, égalité des valeurs réunies par gris puissant sans blanc « , peut-on lire, à la date du 2 janvier 1927. Et, le 7 février :  » Violet dans les gris, vermillon dans les ombres orangées, par un jour froid de beau temps.  »

Mais que cherchait donc le jeune Pierre, lui qui, dans son premier autoportrait, réalisé à l’âge de 22 ans, se représente le regard égaré ? En cette année 1889, il a pris la décision, malgré de brillantes études et une licence de droit, de  » barbouiller du matin au soir « , plutôt que d’épouser la carrière administrative à laquelle son père le destinait. A l’académie Julian, puis aux Beaux-Arts, il a rencontré Sérusier, Maurice Denis, Roussel et Vuillard. Avec eux, il a fondé le groupe des nabis – mot hébreu signifiant  » prophètes « . Leur objectif : appliquer les idées nouvelles de Gauguin, et notamment sa devise : le  » droit de tout oser « . C’est-à-dire d’exalter la couleur et de peindre, comme lui, un arbre bleu, si on le voit bleu, ou la mer verte, si on le souhaite…

D’abord timide, la palette de Bonnard s’éclaircit dès 1905. Abandonnant l’esthétique nabi, son style, décoratif, tout en aplats et en lignes sinueuses, dans la lignée du japonisme, évolue en effet vers l’utilisation de coloris sensuels, hérités des impressionnistes.

Mais, contrairement à Gauguin, qui exalte les civilisations lointaines, Bonnard puise son inspiration dans les événements simples de son existence. Les jaunes et les orangés, les bleus et les mauves rivalisent de hardiesse pour composer des symphonies. Afin de laisser la couleur se déployer dans la plus grande liberté, il n’utilise pas de chevalet, mais punaise directement la toile sur le mur, ce qui ne contraint pas à un format préétabli.

A Vernon, dans l’Eure, où Bonnard achète, en 1912, une maison baptisée  » Ma roulotte « , à quelques kilomètres de Monet, qui vit à Giverny, le ciel est souvent gris, mais la nature s’y pare de teintes solaires. Au Cannet, dans le Sud, où il s’installe en 1926, Bonnard succombe à l’embrasement de l’atmosphère. Le peintre donne aussi à la peau des femmes des carnations chatoyantes, particulièrement à celle de Marthe, dont il fait la connaissance en 1893, et qui deviendra sa muse et son modèle. Il l’épousera trente-deux ans plus tard et ne la quittera pas jusqu’à ce qu’elle meure, en 1942. Marthe est l’héroïne de dizaines de tableaux. Bonnard la saisit dans toutes les situations : accoudée sur la table, jouant avec le chat, assoupie dans le jardin et, surtout, entrant dans le bain ou en sortant… Marthe avait le corps gracile et la santé fragile – elle était sans doute poitrinaire. Les bains lui apportaient donc un peu de réconfort.

Si Bonnard reprend à son compte la lumière des impressionnistes, il ne se satisfait pas de leur vision. Contrairement à eux, il refuse d’être dominé par le spectacle de la nature. Méfiant, Bonnard ne cédait jamais, quant à lui, à la tyrannie du motif. Sur ses petits carnets, il multiplie d’abord les croquis. Puis il peint, de mémoire.  » J’ai tous les sujets sous la main, explique-t-il. Je vais les voir. Je prends des notes. Et puis je rentre chez moi. Et, avant de peindre, je réfléchis, je rêve.  »

Ce contemporain de Proust, qui se reconnaît deux modèles –  » celui qu’on a sous les yeux  » et  » celui qu’on a dans la tête  » – donne donc la priorité au second. Il ne représente pas la réalité, mais, la peinture étant constituée de  » beaucoup de petits mensonges pour une grande vérité « , il transpose ses sensations, en touches colorées. D’où le sentiment si particulier qui émane de ses toiles, dans lesquelles se croisent l’instantanéité et l’éternité. L’exemple le plus significatif est celui de Marthe. Bonnard n’a cessé de la représenter, éternellement jeune, telle qu’elle était à l’époque de leur rencontre, quand elle avait 20 ans, alors qu’elle en avait 70 à sa mort…

Au fil des années, le chromatisme du peintre se fait de plus en plus audacieux. Sous son pinceau, les salles de bains se parent de mosaïques dignes de palais orientaux et la nature explose en d’invraisemblables luminescences. S’il aime à jouer des discordances, portant les couleurs jusqu’à l’incandescence, Bonnard s’exerce aussi à combiner les valeurs proches. Persuadé qu’un tableau est  » une suite de taches qui se lient entre elles « , ses recherches le mèneront jusqu’au quasi monochrome L’Atelier au mimosa, exécuté dans les années 1940, véritable embrasement solaire.

Bonnard,  » peintre du bonheur  » ? Ses autoportraits dévoilent, en tout cas, un être émouvant de gravité et d’angoisse. A regarder en profondeur ses autres tableaux, on découvre des failles ou des subterfuges. Les jeux de contre-jours, les reflets dans les miroirs, les cadrages insolites, les apparitions fantomatiques distillent des atmosphères étranges. Ainsi, Le Bol de lait (voir page 116) est auréolé de mystère. La scène paraît d’abord d’une grande banalité : Marthe donne du lait à son chat. On ne distingue pourtant pas l’animal au premier regard, tant son pelage se confond avec le sol sombre de la pièce. On voit juste cette silhouette mauve, au visage à peine éclairé et au regard absent, qui se dessine comme en écho aux motifs découpés de la balustrade de l’arrière-plan. Saisie dans la pénombre, et en légère contre-plongée, elle semble émerger d’un mauvais rêve…

Bonnard était à l’image de ses autoportraits. Angoissé, il ne pouvait s’empêcher de retoucher ses toiles, même après les avoir achevées. Ce que, dans le milieu, on appelait  » bonnarder  » ou  » bonnardiser « . En 1943, un journaliste décrit ce comportement, devenu habituel, du peintre.  » Au musée de Grenoble puis au Luxembourg, il lui arriva de guetter le passage d’un gardien d’une salle à l’autre, de sortir d’une poche une minuscule boîte garnie de deux ou trois tubes et, d’un bout de pinceau, d' »améliorer » furtivement de quelques touches un détail qui le préoccupait. Et, son coup fait, de disparaître, radieux, comme un collégien après une inscription vengeresse au tableau noir « …

Bonnard  » bonnardisa  » jusqu’à son dernier souffle. En 1946, il peint Amandier en fleurs : un tronc noir qu’il couvre de touches blanches, sur un ciel azuré. Mais l’artiste n’est pas satisfait. Trop fatigué, alité, il demande à son neveu Charles Terrasse de l’aider à changer une couleur. Et de poser, là, en bas à gauche, à la place du vert, des pointes de ce jaune qu’il aime tant. Voilà. Le tableau est fini. Bonnard s’éteint quelques jours plus tard, le 23 janvier 1947.

l Annick Colonna-Césari

A. C.-C.

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