Les signalements de viols enregistrés jusqu'à présent dans la guerre en Ukraine ne donnent qu'une idée partielle des crimes commis. © getty images

« Le viol utilisé comme arme de guerre »

Juriste internationale et fondatrice de l’ONG We Are Not Weapons of War, Céline Bardet estime qu’un faisceau d’indices accrédite le recours au viol comme « outil stratégique » par les Russes. Pour terroriser et humilier la population.

Le viol est-il utilisé comme une arme de guerre dans le conflit en Ukraine?

Après cinquante jours de conflit, on enregistre différents signalements de viols dans des zones libérées de l’occupation russe. Cela signifie qu’il peut y en avoir d’autres que l’on ne connaît pas encore. A ce stade, on a des faisceaux d’indices qui permettraient de dire que le viol est utilisé dans ce conflit comme une arme de guerre, avec un objectif de terreur et d’humiliation. Les signalements qui remontent évoquent des viols d’une extrême violence: des femmes sont tuées après ; d’autres sont violées devant leur mari ou leurs enfants ; on casse les dents de certaines victimes… L’ accumulation des signalements peut faire penser à une forme de systématisation. Mais pour l’établir, il faut que tous les témoignages soient vérifiés et corroborés, même si je ne les remets nullement en question.

La qualification de crime de guerre me paraît assez évidente et on va peut-être entrer dans celle de crime contre l’humanité.

Les viols pourraient-ils participer d’une stratégie visant à terroriser la population, à côté des bombardements de bâtiments civils et des exécutions observées à Boutcha et dans d’autres villes au nord de Kiev?

Si on porte un regard un peu plus « macro » sur ce conflit, on voit que c’est d’abord un crime d’agression, avec une volonté de terreur puisqu’il y a une systématisation des bombardements. Ce qui se passe à Marioupol l’illustre. Des attaques à l’encontre de civils sont clairement établies. Les viols tels qu’ils sont signalés aujourd’hui s’inscrivent dans cette stratégie de terreur. On l’a vu dans d’autres conflits. Le viol est un outil « idéal » pour terroriser, humilier, et aussi punir. Les femmes sont restées là. En les violant, leurs agresseurs punissent aussi les hommes partis se battre. Un autre indice de propagation d’une forme de terreur qui n’est pas négligeable réside dans la présence des milices du groupe Wagner et des troupes tchétchènes. Leurs membres ont, dans des conflits précédents, utilisé le viol de manière systématique, en Centrafrique ou au Mali pour les premières, dans le Donbass pour les secondes.

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Les crimes de guerre s’accompagnent-ils toujours de campagne de viols?

Le viol est utilisé comme une stratégie dans quasiment toutes les guerres. Le conflit israélo-palestinien échappe à ce constat. Très peu de violences sexuelles ont été perpétrées, notamment parce que l’armée israélienne a dans ses règles militaires une intolérance forte au viol. Quand on a une discipline très claire par rapport à ces pratiques, cela peut donc fonctionner. Sans le banaliser, le viol est un élément comme un autre, depuis les années 1990 et aujourd’hui de manière encore plus systématique, de faire la guerre.

Vous avez enquêté sur les crimes de guerres commis en ex-Yougoslavie. De ce que vous avez vu des assassinats de civils à Boutcha, diriez-vous que l’on est face à des crimes de guerre?

En fonction de ce que l’on a pu observer dans ce conflit, notamment l’attaque récente contre la gare de Kramatorsk, la qualification de crime de guerre est évidente pour moi. Elle l’est d’ailleurs depuis le bombardement de la maternité de Marioupol, le 9 mars. Après, il faut la prouver. Les civils sont de plus en plus visés. Les attaques à leur encontre commencent à prendre un caractère généralisé et systématisé. Balancer des roquettes sur une gare fait penser aux bombardements du marché de Markale, à Sarajevo (NDLR: les 5 février 1994 et 28 août 1995). La qualification de crime de guerre me paraît assez évidente et on va peut-être entrer dans celle de crime contre l’humanité. En outre, on a quand même un Vladimir Poutine qui, en tant que chef des armées et président de Russie, affirme depuis le départ que « l’opération militaire spéciale en Ukraine » a été ordonnée par lui et qu’il la contrôle entièrement. Quelque part, il présente sa res- ponsabilité de commandement sur un plateau.

Dans les enquêtes internationales pour crimes de guerre, les viols sont-ils désormais pris en compte?

C’est un peu triste à dire mais on voit avec la guerre en Ukraine combien toute la question du plaidoyer sur les violences sexuelles dans les conflits a eu un impact. Même en Syrie, ce n’était pas comme cela. C’est la première fois que je relève, dans un conflit, que l’on parle des viols quasiment depuis le début de la guerre. Il est désormais intégré qu’ils sont des éléments constitutifs de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et, potentiellement, de génocide. On les regarde au même échelon que les autres crimes commis. C’est une avancée. Cependant, quand il s’agit de viols, il est plus compliqué de les prouver. La question du viol « se réduit » souvent à un témoignage et, possiblement, à des éléments médicaux. Il faut qu’ils soient sauvegardés très rapidement. L’ enjeu est là. Mais c’est la première fois que la justice s’est enclenchée quasiment au même rythme que le conflit. C’est du jamais-vu. La Cour pénale inter- nationale (CPI) ne s’est pas mise en route en 2011, au moment de la guerre en Syrie, alors qu’on voyait aussi sur Twitter tous les crimes qui s’y passaient. D’un côté, c’est un progrès. De l’autre, cela m’interpelle du point de vue de la neutralité de la justice internationale et de la façon dont cela peut être perçu dans d’autres pays. Dans certains Etats de la région du Sahel où je me suis rendue récemment, certains interlocuteurs s’étonnent du déploiement de la justice internationale avec des moyens phénoménaux en Ukraine alors que le quart de la moitié de ceux-ci n’ont pas été engagés à propos de leur conflit. Trois cents personnes ont été massacrées entre le 27 et le 31 mars derniers au Mali. Je n’ai pas vu la procureure de la Cour pénale internationale y aller deux jours après. Cela ne va pas aider à créer un climat de confiance pour la CPI. De même, en Ukraine, il est important pour sa crédibilité que tous les crimes soient documentés, y compris ceux du côté des forces ukrainiennes.

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