Le testament de Khatami

En écartant des élections législatives du 20 février les candidats  » hors de la ligne « , le Conseil des gardiens consacre l’échec du président réformateur, condamné à l’impuissance

La scène date du 3 novembre 2003. A l’heure de la rupture du jeûne de ramadan, la députée Elaheh Koulaï reçoit au c£ur de Téhéran, dans un salon dépouillé du Front de la participation, parti réformiste acquis au président Mohamad Khatami. Cette élue dépeint l’espérance – mesurée – que ravive l’attribution du prix Nobel de la paix à l’avocate Shirin Ebadi, figure de proue de l’éternel combat des femmes iraniennes contre la tyrannie patriarcale. Une ultime question.  » Comptez-vous briguer un nouveau mandat le 20 février prochain ? »  » Je l’ignore.  »  » Vous hésitez ? »  » Moi non, mais je doute que ma candidature soit validée.  » Méfiance pleinement fondée : trois mois plus tard, l’experte en droit familial devra renoncer à concourir. Elle fait partie, au même titre que le frère cadet du président ou l’animateur de la commission des Affaires étrangères, des 80 sortants récusés par le Conseil des gardiens, instance de contrôle omnipotente, contrôlé par les conservateurs. Et qu’importe si la cohorte des récusés fut, quatre ans auparavant, jugée digne de siéger.

Bien sûr, on peut ne voir là que l’énième avatar du bras de fer entre modernistes et conservateurs. C’est un peu court. Le 11 janvier, lorsque le  » comité de sélection  » écarte 2 500 des 8 000 prétendants aux suffrages, il déclenche une crise majeure, sonnant le glas des espoirs d’ouverture incarnés un temps par Khatami. Et ce, en vertu d’un abus de pouvoir : la Constitution confie aux Gardiens une mission précise : veiller à la conformité des lois avec l’islam. Ce n’est qu’au lendemain de la mort de l’imam Khomeiny que ces juristes s’arrogeront le droit d’adouber ou non les candidats. Selon des critères au demeurant assez imprécis pour laisser libre cours à l’arbitraire. On examine le niveau de formation des candidats, leur respect des normes morales et leur degré d’adhésion aux principes théocratiques du régime, à commencer par le sacro-saint velayat e-faqih, fondement de la primauté du religieux sur le politique. Avec une touchante opiniâtreté, le Conseil a torpillé les audaces du majlis, le parlement, dominé par les réformateurs. Justice, droits humains, liberté de la presse, renforcement des pouvoirs locaux : plus du tiers des 295 textes adoptés durant la législature resteront ainsi lettre morte. Les Gardiens ont poussé le zèle jusqu’à braver, par deux fois, les injonctions du Guide de la révolution Ali Khamenei, autorité suprême du régime. Cette icône du conservatisme les avait, en effet, invités à réviser la liste des bannis, sinon à épargner les sortants. Peine perdue : pas un des trublions khatamistes ne sera repêché. Une telle rébellion laisse songeur. Le Guide nomme six des douze juristes d’un Conseil à l’abri des aléas du suffrage universel. Quant aux six autres, ils doivent leur fauteuil au pouvoir judiciaire, fief des adeptes du statu quo.

 » Coup d’Etat  »

Les recalés ont, en apparence, tout tenté. Mais ni le sit-in de trois semaines dans l’enceinte du Parlement, ni le retrait théâtral de 124 des 290 députés n’aura ému leurs censeurs. Pas davantage que celui, à la mi-janvier, d’une dizaine de ministres et moins encore la grogne des gouverneurs provinciaux. Ironie du sort, l’étrange défilé des élus remettant à tour de rôle leur lettre de démission au président du parlement survint le 1er février, soit vingt-cinq ans jour pour jour après le retour d’exil de Ruhollah Khomeiny, qui avait été expulsé dès 1964 par le chah. Or c’est moins du côté des gardiens du dogme que dans les rangs des proscrits qu’il faut rechercher aujourd’hui les héritiers de la pensée politique du défunt ayatollah. Le cadet des Khatami a, comme ses pairs, fustigé le  » coup d’Etat  » masqué et le  » simulacre « . Une éloquence qui trahit son impuissance. D’autant que la nébuleuse réformiste, coalition de 18 mouvements, affiche ses divisions. Le Front de la participation ou l’Organisation des moudjahidine de la révolution islamique annoncent le boycott du scrutin. Tandis que l’Association du clergé combattant, curieusement ménagée par les Gardiens, tient à croiser le fer dans les urnes.

Vainqueur inattendu, en 1997, du candidat de l’establishment, triomphalement réélu quatre ans plus tard, Mohammad Khatami aura perdu dans cette bataille ce qui lui restait de prestige. Le Guide refuse le report du scrutin, réclamé par le président ? L’idole déchue de la jeunesse s’incline docilement. Et le dernier carré des fidèles à Khatami reproche d’avoir laissé au fourreau son arme ultime : la démission. Il faut dire que le tranchant de cette épée-là paraît bien émoussé. En 2002, l’élu au turban noir des seyed – les descendants du prophète – l’avait vainement brandie au nom de deux textes de loi censés muscler ses prérogatives. Avant de la rengainer sans gloire. Le voici relégué au rang de syndic de faillite d’un élan brisé, condamné à orchestrer une défaite annoncée. Faut-il y voir l’effet d’un si pesant fardeau ? Anéanti par un lumbago, Mohammad Khatami a gardé plusieurs jours durant la chambre et le silence.  » Le stress « , invoque son entourage. Lors d’une conférence, il livrera pourtant une sombre prophétie.  » Ceux qui ne tiennent pas le pouvoir du peuple mais l’utilisent contre lui, a-t-il averti, ceux qui se servent de la religion, de la science, du passé ou de la culture pour renforcer leur emprise et humilier leurs frères, ceux-là seront jugés impitoyablement par l’histoire.  » C’est beau comme un testament.

L’apathie de la jeunesse est à la mesure de son désenchantement. En l’an 2000, les étudiants sillonnaient les artères de la capitale, tracts et affiches sous le bras. Cette fois, rien, ou si peu : un meeting contre le  » putsch  » des Gardiens, le 8 février, dans l’enceinte de l’université de Téhéran, bouclée par les unités anti-émeutes de la police. Les slogans scandés alors exigeaient aussi… le départ d’un président jugé pusillanime. Fer de lance de la contestation sur les campus, le Bureau de la consolidation de l’unité appelle au boycott des législatives. Non sans amertume :  » Les réformateurs, grince l’un de ses cadres, n’ont pas bougé à l’automne dernier, quand les flics coffraient nos leaders. Et pas davantage lors du rejet de la loi bannissant la torture. Et ils voudraient qu’on vole à leur secours ? »

Les électeurs suivent eux-mêmes d’un £il distrait la bataille du majlis, souvent réduite à une empoignade d’élites rivales indifférentes à leurs soucis quotidiens. Au point que, dans sa version persane, la querelle des anciens et des modernes s’apparente à un combat de boxe inégal, disputé à huis clos devant des gradins déserts. Les deux tribus de la République islamique auront au moins accompli en commun cet exploit : discréditer l’action politique. Nul doute que maints Iraniens, jeunes et femmes en tête, se réfugieront dans l’abstention. Voilà un an, lors des élections locales, le taux de participation n’avait pas atteint les 15 % dans les principales métropoles du pays (11 % à Téhéran). Désertion propice aux conservateurs, qui purent ainsi conquérir de nombreuses municipalités. Ils espèrent prendre de la même manière le contrôle du parlement. Dès lors, il leur serait facile d’entraver les velléités réformatrices du gouvernement, tout en préparant l’échéance présidentielle de 2005. Mais le calcul n’est pas dénué de risques. Maître des leviers essentiels du pouvoir – armée, police, renseignement, justice, radiotélévision -, le clan des durs se priverait, en soumettant le majlis, d’un paratonnerre commode. Plus question, dès lors, d’imputer tous les maux du pays aux boucs émissaires réformistes. L’arrogance des faucons, grisés par la perspective d’une victoire totale, promet des lendemains houleux. On accuse la presse insoumise de  » semer la discorde « . On prévient les députés démissionnaires, assimilés aux  » ennemis de Dieu  » ou aux  » espions à la solde des Américains  » – labels fatals au pays des mollahs – qu’il leur faudra rendre des comptes, au besoin devant le  » tribunal du peuple « . Entraver le processus électoral constitue un  » acte criminel  » ; prendre part au sit-in du parlement revient à  » insulter les valeurs de l’Islam « . De telles outrances inquiètent d’ailleurs l’aile pragmatique du camp conservateur, qu’incarne Hassan Rouhani, secrétaire du Conseil suprême de sécurité nationale, sorti de l’ombre à la faveur du dossier nucléaire et d’une insolite tournée européenne. Les anathèmes des  » archéos  » parasitent en effet le message implicite adressé à l’Occident : mieux vaut pour vous négocier avec un Iran prévisible. Une morgue excessive aurait, en outre, pour effet de ressouder les rangs réformateurs, voire de réveiller une société civile déboussolée mais avide de changement, et qui ne renoncera pas aux espaces de libertés grignotés depuis 1997.

On doit cette révélation au gouverneur de Téhéran : moins de deux semaines avant le scrutin, le Conseil des gardiens a refusé l’informatisation du décompte des voix. Argument invoqué :  » Le logiciel manque de fiabilité.  » La ligne de faille, dans une théocratie, passe donc aussi entre celui qui croyait au logiciel et celui qui n’y croyait pas. l

Vincent Hugeux

L’arrogance des conservateurs, grisés par la perspective d’une victoire totale, promet des lendemains houleux

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