» Le tennis est devenu un jeu de force « 

Parce qu’il ne perdait jamais son sang-froid, on l’appelait  » Iceborg « . Increvable grâce à un rythme cardiaque exceptionnellement bas, celui qu’on surnomma également  » la Machine  » ou  » l’Extraterrestre  » – le mot est d’Ilie Nastase – était en effet un athlète hors du commun. A Stockholm, dans les locaux de l’entreprise qui porte son nom, Björn Borg apparaît ouvert, aimable et décontracté. L’ex-no 1 mondial n’a visiblement jamais été aussi heureux. Le 6 juin, jour de ses 55 ans, il fera son dernier match officiel au tournoi des vétérans Optimo Open de Knokke. Avec une simplicité déconcertante, le roi Borg évoque son revers à deux mains, et ses revers de fortune. Et revient sur son ahurissant palmarès : six victoires à Roland-Garros, cinq de suite à Wimbledon (un exploit seulement égalé par Roger Federer) et. quatre mariages, dont seul le dernier est un incontestable succès.

Le Vif/L’Express : Le 5 juin prochain, Rafael Nadal pourrait remporter sa sixième finale à Roland-Garros et égaler ainsi votre record, établi voilà exactement trente ans. Ça vous fait quelque chose ?

Björn Borg : Oui. Cela me réjouit. Les records sont faits pour être battus : toute la beauté du sport est là. En plus, Nadal est un athlète formidable, au tempérament exceptionnel. Non seulement, je parie qu’il gagnera cette année, mais j’estime qu’il peut encore remporter deux ou trois autres Internationaux de France.

Qui préférez-vous, Rafael Nadal ou Roger Federer ?

Je n’ai pas de préférence. Je ne rate aucun de leurs matchs. J’adore leur rivalité et leur opposition de style. Cela me rappelle mes duels avec John McEnroe ou encore ceux de Sampras et Agassi. Je dois quand même dire que Roger Federer est le meilleur joueur de l’histoire du tennis.

Meilleur que Borg ?

Oui, meilleur que Borg ! [Rires.]

Comment jugez-vous le tennis actuel, par rapport à votre époque ?

Tout a changé : le matériel, l’argent, l’ambiance. Mais l’évolution majeure concerne les cordages, qui, aujourd’hui, permettent d’obtenir des effets de balle, des lifts et des hauteurs de rebonds incroyables. A part ça, le tennis est devenu un jeu de force : les joueurs tapent plus fort. Cependant, en termes d’endurance, l’effort fourni par les joueurs d’aujourd’hui est équivalent à celui de notre époque. Vous avez l’air en pleine forme. Il paraît que votre poids n’a pas varié depuis 1981à

C’est un peu exagéré, mais, c’est vrai, je vais bien. Je joue au tennis environ cinq heures par semaine, à raison d’une heure par jour, du lundi au vendredi. Généralement, je joue dans un club de Stockholm. L’été, je joue chez moi, où j’ai un court en dur. J’affronte des juniors de 15 ans ou bien des quadragénaires qui ont naguère évolué parmi les 100 premiers mondiaux. A part cela, je fréquente encore un peu le circuit senior. Mais je vais arrêter. Car je ne suis plus tout jeune. Le 6 juin prochain, je fêterai mes 55 ans. Et, en août, je ferai une apparition publique au tournoi de vétérans Optima Open de Knokke, au côté de John McEnroe, qui sera là, lui aussi. Ce sera mon dernier match officiel. Etes-vous toujours en contact avec McEnroe ?

Et comment ! C’est sans doute de lui dont je suis le plus proche. Il m’a encore téléphoné voilà deux jours. Mais je revois également d’autres copains de l’époque, comme Yannick Noah ou Mansour Bahrami [un joueur franco-iranien au toucher de balle quasi artistique]. Il y a trois ans, nous sommes par exemple partis ensemble en vacances de Noël à l’île Maurice, avec nos familles.

A quoi ressemble la vie de Björn Borg aujourd’hui ?

Je mène une existence très routinière, et j’aime ça. J’habite non loin de Stockholm, dans une villa au bord de l’eau avec ma femme, Patricia, qui a 42 ans et qui travaille dans l’immobilier. Le matin, je me lève à 6 heures. Je prépare le petit déjeuner pour la famille. Puis j’emmène les enfants à l’école. Notre fils Leo va sur ses 8 ans. Patricia a deux adolescents âgés de 15 et 17 ans, Kasper et Bianca. Par ailleurs, j’ai aussi un fils de 26 ans, Robin, issu d’un précédent mariage [NDLR : avec le mannequin suédois Jannike Björling]. Vers 10 heures, je joue au tennis. Parfois, j’enchaîne avec un déjeuner. Deux ou trois fois par semaine, je passe dans les locaux de la société d’habillement qui porte mon nom, afin de me tenir au courant de ce qui s’y passe. Vers 16 heures, je retourne chercher les enfants à l’école. Je fais les devoirs avec Leo. Et la journée est déjà finie !

Quelle est votre fonction au sein de la société Björn Borg ?

Commençons par le commencement : je voudrais rappeler que la mode m’a toujours intéressé. Lorsque j’étais tennisman, je m’habillais en Fila, parce que j’appréciais la coupe de leurs vêtements, slim, près du corps. Quand j’ai arrêté ma carrière, j’ai été l’un des premiers sportifs à lancer une ligne de vêtements. Et ça a démarré très fort : nos produits se vendaient très bien. Hélas ! j’avais confié la direction de l’entreprise à des copains que je croyais honnêtes et loyaux, mais qui n’ont rien trouvé de mieux à faire que de m’arnaquer. La seule chose qui les intéressait, c’était de profiter de ma notoriété pour devenir riches et célèbres. Mais ils ont échoué : après quelques années, la boîte a été déclarée en faillite. Dans les années 1990, j’ai relancé la marque Björn Borg avec, cette fois, des partenaires sérieux. Bien gérée, présente dans 20 pays, cotée en Bourse, l’entreprise (une centaine de salariés) est très rentable. Cependant, je n’y ai plus de fonction officielle. Voilà cinq ans, j’ai vendu l’intégralité de mes actions pour 13,5 millions d’euros. Par ailleurs, je perçois un certain pourcentage des bénéfices jusqu’en 2016. C’est un bon deal qui me permet largement d’assurer le bien-être de mes proches.

Quels sont vos meilleurs souvenirs de tennisman ?

D’abord, il y a ma première victoire à Roland-Garros, en 1974, contre Manuel Orantes. Pour tout tennisman, la première victoire en grand chelem est inoubliable. Après, il y a eu le succès suédois en Coupe Davis, en 1975 : un événement incroyable pour un petit pays comme le mien. Puis mon premier Wimbledon, en 1976, contre Ilie Nastase. Mais le truc le plus énorme, c’est évidemment ma cinquième et dernière victoire d’affilée à Wimbledon, en 1980, contre John McEnroe. Partout où je vais, les gens m’en parlent encore. Le scénario de ce match de trois heures et cinquante-trois minutes tient du thriller : McEnroe gagne facilement le premier set, puis vous remportez les deux suivants. Dans le quatrième, votre adversaire sauve d’abord deux balles de match, puis cinq autres dans le tie-break, qu’il remporte finalement, 18 à 16 ! A ce moment-là de la partie, quel était votre état d’esprit ?

J’étais au fond du trou. En allant m’asseoir près de l’arbitre, j’étais abattu. Triste. Frustré. J’étais convaincu que le match m’avait échappé. Je me souviens qu’à la cinquième manche j’étais au service. Et, d’emblée, John mène 0-30. Je crois que si, à ce moment-là, il avait réussi à faire le break, je ne l’aurais jamais rattrapé. Mais, finalement, j’ai très bien joué. Et je n’ai pas raté la huitième balle de match. Ce dernier point, ce fut une sensation d’extase. Après avoir été sur le point de gagner, puis sur le point de perdre, finalement j’avais gagné. C’est comme si j’avais remporté le match deux fois.

Quels étaient vos atouts ?

L’endurance, justement. Pendant ma carrière, je n’ai jamais ressenti la moindre fatigue durant un match. Jamais. De plus, je suis quelqu’un de très obstiné qui n’abandonne jamais. J’adore gagner et je déteste perdre.

Votre sang-froid vous a valu le surnom d' » Iceborg « . Les colères de McEnroe parvenaient-elles à vous perturber ?

Non. La principale difficulté du tennis, c’est de rester concentré. Au-delà d’une demi-heure, d’une heure, cela devient difficile. Mais j’avais appris l’art de la concentration à l’entraînement. Systématiquement, mon coach, Lennart Bergelin, me disait :  » Maintenant, tu joues les cinq sets les plus importants de ta vie.  » Je devais me concentrer sur chaque échange. Au début, je parvenais à fixer mon attention pendant une demi-heure, voire une heure. Puis j’y suis arrivé pendant deux heures. Au bout d’un certain nombre d’années, je tenais trois, quatre heures sans problème. A l’entraînement, je jouais comme s’il s’agissait d’une finale majeure. Réciproquement, à Roland-Garros ou à Wimbledon, je jouais comme à l’entraînement. Du coup, je ne ressentais aucune pression particulière. Pourquoi, à Wimbledon, arboriez-vous une barbe ?

Par superstition. Je ne m’étais pas rasé en 1976, et les choses avaient bien marché comme ça. Alors, j’ai continué. De même, j’étais toujours vêtu à l’identique, avec une chemisette à rayures et un haut de survêtement rouge. Je dormais dans le même hôtel. Notre voiture empruntait le même parcoursà

Pourtant, en 1981, le coup de la barbe n’a pas fonctionnéà A quel point avez-vous été déçu par cette défaite contre John McEnroe ?

Je sais que cela paraît fou, mais je n’ai absolument pas été déçu. De retour au vestiaire, je n’étais pas triste. C’était étrange. Lorsque je suis rentré à l’hôtel, je n’ai plus repensé à la défaite. J’ai alors réalisé que quelque chose ne tournait plus rond. Ce scénario s’est répété à l’US Open, quelques mois plus tard. Après la victoire de John McEnroe, j’ai directement filé à la maison que je possédais alors à Long Island. J’ai sauté dans la piscine comme un vacancier. Là, en me prélassant, j’ai réalisé que la motivation n’était plus là. Ce jour-là, âgé de 25 ans, j’ai décidé d’arrêter ma carrière. Décision que je n’ai jamais regrettée. J’avais été n° 1 ; devenir n° 2 ne m’intéressait pas.

Lorsque vous décidez de prendre votre retraite, vous découvrez la défaiteà J’ai découvert la vraie vie. Depuis l’âge de 14 ans, la mienne consistait à s’entraîner, manger, jouer, dormir. Je me suis lancé dans le monde avec l’envie d’apprendre et d’essayer différentes choses. J’ai commis plein d’erreurs, mais je ne regrette rien. C’était ma période d’apprentissage : j’ai échoué dans le business, j’ai connu des revers sentimentauxà La presse adorait cela. Plus je me trompais, plus elle s’en délectait. Mais je n’en conserve aucune amertume. Ce qui aurait été étonnant, c’est qu’après avoir été le meilleur au tennis je connaisse la même réussite dans tous les domaines. Ça fait quoi de s’appeler Björn Borg ?

La célébrité n’est pas très intéressanteà sauf, peut-être, pour réserver une table au restaurant ! Idéalement, je préférerais que personne ne me reconnaisse dans la rue, mais c’est impossible. Je ne me réveille pas en me disant :  » Ouah ! je suis Björn Borg !  » En fait, je n’y pense pas une seconde. La première chose qui me vient à l’esprit le matin, c’est :  » Comment va ma famille ? Est-ce que tout le monde est en bonne santé ? « 

PROPOS RECUEILLIS PAR AXEL GYLDÉN PHOTO : MARKUS MARCETIC POUR LE VIF/L’EXPRESS

 » A 25 ans, j’ai décidé d’arrêter. Devenir no 2 ne m’intéressait pas « 

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