Le temps suspendu
Trente ans après Melville, Alain Corneau adapte de somptueuse façon le roman de José Giovanni. Le Deuxième Souffle inspire un deuxième film mémorable !
N’allez pas lui parler de remake ! Alain Corneau n’a jamais eu l’intention de refaire le film réalisé par Jean-Pierre Melville en 1966. C’est à la source, au roman de José Giovanni, qu’il est remonté pour s’en inspirer, comme l’avait fait son illustre aîné voici trois décennies, mais de manière très différente. A raison, il a estimé que ce livre captivant pouvait mener à un autre film que le » classique » melvillien (1). Et il présente son Deuxième Souffle comme un hommage à Giovanni, dont il fut l’assistant au début de sa carrière, quand l’ex-taulard devenu écrivain avait pris le chemin de la réalisation.
» A l’époque du premier film, le roman avait presque été passé sous silence, masqué par la mise en scène de Melville, qui eut des mots très durs pour le livre… alors qu’il lui avait été globalement très fidèle ! Des critiques ont même – par ignorance – attribué au génie de Melville des tirades pourtant intégralement reprises du bouquin… » Alain Corneau nous reçoit dans le très bel appartement du quartier du Marais, à Paris, qu’il partage avec Nadine Trintignant. Il lui tient à c£ur de souligner la grandeur du texte de l’ami aujourd’hui disparu, et auquel il dédie son film au générique final.
C’est la » mécanique tragique » à l’£uvre dans le roman qui a offert son moteur au film de Corneau. » Le tragique nous emmène au-delà des questions relatives au bien et au mal, commente le cinéaste, il nous ramène aux racines de notre culture. » Un fatum implacable, un destin pesant semble en effet présider aux évolutions de Gu, le personnage central du Deuxième Souffle. Evadé de sa prison, ce gangster de haut vol retrouve au-dehors un » milieu » qui est en train de changer. Le code d’honneur auquel Gu reste attaché se voit bousculer par un cynisme et une absence de scrupule qui mettent la traîtrise bien souvent au menu. Quelques meurtres et règlements de compte paveront le chemin vers le dernier » casse » du malfrat vieillissant, envahi par un doute existentiel auquel un Daniel Auteuil très impressionnant donne une expression douloureuse autant qu’intense. » J’avais plusieurs fois nourri le projet de travailler avec Daniel, mais cela n’avait jamais abouti, explique Alain Corneau. Alors, quand j’ai finalement eu l’occasion de faire Le Deuxième Souffle, je n’ai pas hésité à le lui proposer. Daniel a mûri, il est aujourd’hui le meilleur Gu possible. D’ailleurs, José Giovanni voyait en lui le choix idéal pour le rôle. » Auteuil campe de formidable manière » cet homme qui se pose en incarnation de la posture morale la plus exigeante et qui, pourtant, va » balancer « , cet homme qui ne sait plus qui il est vraiment, et qui décide d’aller volontairement vers sa fin, par-delà morale et compromis, parole donnée et trahison. »
Le Deuxième Souffle a été tourné » en oubliant le bon goût, le noir et blanc, la prudence, l’académisme « . » Partir à l’aventure » fut le mot d’ordre de Corneau, qui décida d’utiliser la Genesis, une nouvelle caméra électronique munie d’un système offrant l’équivalent numérique de filtres colorés. De quoi » contrôler et modifier en temps réel un univers visuel que l’on peut rendre homogène, égal à ce que l’on a rêvé… »
Style et incarnation
» Dès le départ, mon idée était de créer un monde qui n’appartiendrait qu’à cette histoire, et qui résulterait de partis pris formels audacieux, risqués, mais aussi un monde dans lequel évolueraient des personnages de chair et de sang « , dit le réalisateur d’un film où s’exerce en effet une captivante tension entre une tendance manifeste à la stylisation et une non moins intense incarnation charnelle. Les personnages du Deuxième Souffle prolongent certains archétypes du polar » noir « , mais avec une présence physique énorme, faisant des êtres mis en scène bien plus que des figures emblématiques. La sensualité de Monica Bellucci dans le rôle de Manouche, la force d’Eric Cantona dans celui du fidèle Alban, l’ambiguïté du policier philosophe joué par Michel Blanc ou celle du gangster à l’ancienne campé par Jacques Dutronc, » apportent au texte de 1958 une certaine modernité « , pour reprendre les termes du réalisateur.
La musique sublimement décalée de Bruno Coulais vient ajouter à la tension, au suspense, à » cette sensation d’étirement, de suspension du temps « , que désirait Corneau. Lequel évoqua Howard Shore (le compositeur attitré de David Cronenberg) dans ses discussions avec Coulais, » dont la partition est devenue l’oxygène du film « . Aux techniciens, ce sont des films asiatiques, coréens, japonais, chinois que le réalisateur conseilla de voir avant d’entamer le tournage. » Le cinéma » noir » est un corpus collectif où les influences s’acceptent avec humilité mais aussi avec noblesse « , déclare un Corneau qui ne cache pas son admiration pour certains réalisateurs d’Extrême-Orient comme Takeshi Kitano, Johnnie To ou John Woo (avant son passage à Hollywood).
Pour son retour au polar qui baigna son début de carrière ( Police Python 357, Le Choix des armes et Série noire, entre 1976 et 1979), le réalisateur de Tous les matins du monde manifeste une audace qui divisera, c’est certain, critiques et spectateurs. Baroud d’honneur à l’image de celui de Gu ? Nouveau départ aux couleurs d’expérimentation ? Du grand, du fort, du beau cinéma, en tout cas !
(1) La distribution réunissait Lino Ventura dans le rôle de Gu, Paul Meurisse dans celui de l’inspecteur Blot, et Michel Constantin dans celui d’Alban, Christine Fabrega interprétant Manouche.
Louis Danvers
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