Le tas de sable

Quand nous sommes descendus pour la récré, nous avons vu dans un coin de la cour de l’école un gros tas de sable. – C’est quoi, ce tas de sable, hein, dites, M’sieur, hein ? a demandé Geoffroy au Bouillon, qui est notre surveillant, mais ce n’est pas son vrai nom et un jour je vous raconterai pourquoi on l’appelle comme ça.

– Ce sont des ouvriers qui viennent d’amener ce tas de sable, a répondu le Bouillon. C’est pour les travaux qu’ils vont commencer dans la buanderie.

– On peut y aller jouer, sur le tas de sable, M’sieur ? On peut ? a demandé Rufus.

Le Bouillon a réfléchi, il s’est gratté le nez, et il a dit :

– Bon, mais soyez sages. Et n’oubliez pas que je suis responsable de ce tas de sable.

On a été très contents et nous sommes allés en courant vers le tas de sable. Même Agnan est venu avec nous : Agnan, c’est le premier de la classe et le chouchou de la maîtresse, et, en général, à la récré, il ne joue pas avec nous, il repasse ses leçons.

– On va faire un château, a dit Joachim, je suis terrible pour les châteaux. Pendant les vacances, à la plage, il y a eu un concours et j’aurais pu avoir le prix, si j’avais voulu. Parfaitement.

– Tu nous embêtes avec tes châteaux, a dit Maixent, ce qui est amusant, c’est de faire des trous. On va faire un gros, gros trou, comme celui dans lequel papa est tombé l’été dernier.

– Non, a dit Eudes, on va faire un chemin, avec des tunnels, et on jouera avec des petites autos. C’est ça qui est rigolo.

– Et si on faisait des pâtés ? j’ai demandé.

– Et avec quoi tu vas les faire, tes pâtés, imbécile ? m’a demandé Eudes.

Et moi j’ai reculé très vite, parce que Eudes est très fort et il aime bien donner des coups de poing sur le nez des copains, et moi je suis un peu copain de Eudes. Mais en reculant, j’ai cogné sur Alceste, et quand on cogne sur Alceste, il y a toujours quelque chose à manger qui tombe, et là, ça n’a pas raté : sa tartine est tombée sur le sable du côté du beurre.

– C’est gagné, a crié Alceste, bravo !

Et il m’a poussé, parce qu’avec les tartines d’Alceste, il ne faut pas rigoler, surtout les beurrées.

– Dites les gars, a dit Geoffroy, si on commence à se disputer et à faire les guignols, le Bouillon va nous empêcher de jouer sur le tas de sable. Et puis après tout, le tas de sable est assez grand pour tout le monde !

Il avait raison, Geoffroy, alors Alceste est parti sur un coin du tas de sable, où il s’est mis à bouder et à essuyer avec sa manche le beurre de sa tartine.

Maixent et Geoffroy ont commencé à faire un trou, en creusant vite, vite, avec leurs mains, pendant que Joachim et Rufus se sont mis à leur château.

– On va faire un mur tout autour, avec une tour à chaque coin, et une maison à l’intérieur pour les gens qui habitent dans le château, tu sais ? expliquait Joachim à Rufus.

Clotaire et Eudes travaillaient à leur route avec des tunnels, moi, j’essayais de faire des pâtés avec ma chaussure droite, ça ne marchait pas très bien, et Agnan, il nous regardait. C’était très chouette.

– Eh ! a crié Joachim, cessez de jeter le sable de votre sale trou sur mon château !

– Ouais, a dit Rufus, faites un trou si vous voulez, mais laissez le sable dedans !

– Château ? Quel château ? a demandé Geoffroy, vous appelez ça un château ? Vous me faites rigoler, on dirait un plat de purée.

– Mon château est plus beau que votre trou, a répondu Rufus.

– Depuis quand c’est ton château ? lui a demandé Joachim. C’est moi qui ai eu l’idée de le faire, le château, c’est moi qui aurais eu le prix à la plage, si j’avais voulu. Toi, t’es là pour m’aider, c’est tout.

Alors, Rufus a donné un grand coup de pied dans le château.

– Voilà ce que j’en fais de ton plat de purée ! il a dit, et Geoffroy s’est mis à rire, alors Joachim, il a été très fâché et il s’est mis à pousser du sable dans le trou qu’avaient creusé Maixent et Geoffroy, et Agnan s’est mis à crier :  » Arrêtez ! Arrêtez ! Mes lunettes sont tombées dans le trou !  » Mais personne ne faisait attention à lui.

Geoffroy a commencé à donner des claques à Joachim qui lui donnait des coups de pied, pendant que Maixent se remettait à creuser le trou, aidé par Agnan qui voulait retrouver ses lunettes, et que Rufus remuait beaucoup de sable en disant :

– Je vais faire un chouette château, tout plein de tours partout, vous allez voir !

– Sors ton château de là ! a dit Eudes. Tu vois pas qu’il est sur ma route ?

– Je m’en fiche, de ta route, a dit Rufus.

Alors Eudes a pris plein de sable dans ses mains, et il a tout jeté à la figure de Rufus.

– Nicolas ! a crié Clotaire, avec tes pâtés, tu viens de faire écrouler mon tunnel. Tu veux une baffe ?

Et moi j’ai donné un grand coup sur la tête de Clotaire avec ma chaussure droite, mais il n’y avait pas mon pied dedans, bien sûr. Et puis, les grands sont venus. C’est toujours la même chose ; chaque fois qu’on s’amuse bien tranquillement entre nous, les grands viennent pour nous embêter.

– Eh, les mômes, a dit un des grands, qu’est-ce que vous faites là ?

– Mais c’est un tas de sable ! a dit un autre grand.

– Sensass, a dit un gros, on va rigoler, si on prenait du sable pour l’emmener en classe et faire une blague à Bibi ?

Bibi, c’est M. de Préfleury, leur professeur de géographie.

– Ouais, a dit un autre, ça c’est une bonne idée, Bob ! Allez les mômes, tirez-vous de là.

– Pas du tout, a dit Eudes, on était là avant vous. Le tas de sable, il est à nous, c’est le Bouillon qui nous l’a donné. Si vous voulez un tas de sable, allez vous en chercher un autre.

– Tu veux une fessée, microbe ? a demandé le grand, et Eudes lui a donné un grand coup de pied dans la jambe, et le grand a pris sa jambe avec ses deux mains et il s’est mis à sauter en pleurant.

– Pas sur mon château, pas sur mon château ! a crié Joachim qui s’était remis au travail et c’est vrai que ça ressemblait à un plat de purée.

Moi, je crois qu’il n’aurait pas pu avoir le prix à la plage. Même s’il avait voulu.

– Allez, les gars, on les vire ! a crié un des grands.

Et là, ça a été terrible, parce que tout le monde a commencé à se battre en se jetant du sable à la figure.

– Ne me touchez pas, ne me touchez pas ! criait Agnan. Je cherche mes lunettes et je m’en vais.

Mais je crois que le plus furieux de tous, c’était Alceste, parce que la tartine qu’il avait terminé de nettoyer était retombée sur le sable, toujours du côté du beurre. Je ne l’ai jamais vu comme ça, Alceste : il était rouge et il mordait la jambe d’un grand qui était en train de gifler Clotaire, qui lui envoyait du sable dans les yeux, pendant qu’un autre grand jetait ma chaussure droite loin du tas de sable.

On rigolait drôlement, quand le Bouillon est arrivé en courant.

– Qu’est-ce que ça veut dire ? il a crié. Arrêtez immédiatement ! Tout le monde en rang ! Sortez du tas de sable ! Vous n’avez pas honte ? Je vous avais dit que j’avais la responsabilité de ce tas de sable ! Regardez-moi bien dans les yeux, tous ! Vous serez punis ! Allez ! En rang !

Alors, on a vu qu’il ne fallait pas faire les guignols et nous sommes tous partis du tas de sable pour aller nous mettre en rang.

Parce qu’il n’était pas content, le Bouillon ! C’est vrai, il y avait du sable partout : sur la cour, dans nos poches, dans nos chaussures et sur nos figures. Le seul endroit où il n’y avait plus de sable, c’était sur le tas.

Extrait d’Histoires inédites du Petit Nicolas, vol. 2.

Imav Editions, 2006.

Copyright : Imav Editions/Goscinny-Sempé.

par rené goscinny et jean-jacques sempé

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