Le  » service après-vente « 

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Une guerre en Irak provoquera une crise humanitaire de grande ampleur, estiment experts et responsables d’ONG. Des opérations d’aide d’urgence se préparent, mais elles seront totalement soumises aux décisions des militaires américains

En 1991, la guerre du Golfe a coûté la vie à un peu moins de 400 combattants de la coalition internationale conduite par les Etats-Unis. Le chiffre des pertes militaires irakiennes est plus imprécis : de 50 000 à 120 000 hommes auraient été tués, auxquels il faut ajouter de 3 500 à 15 000 civils. Les révoltes et la répression qui ont suivi le conflit ont emporté plus de 20 000 civils supplémentaires. Sans compter les quelque 100 000 autres victimes des effets indirects du conflit.

Douze ans plus tard, la nouvelle offensive qui se prépare dans la région risque bien de déclencher, selon les experts des Nations unies, une catastrophe humanitaire de plus grande ampleur encore. La plupart des projections tablent sur ce qu’il est convenu d’appeler un scénario militaire de  » moyenne intensité « . Les troupes américaines et leurs alliés rencontreraient une résistance significative, en particulier à Bagdad, qui pourrait être le théâtre de combats de rue, mais la durée de la guerre ne devrait pas dépasser trois mois.  » Pendant cette période, indique un rapport du Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (Grip) consacré au coût humain du conflit, l’accès des secours aux victimes sur le territoire irakien serait sévèrement limité, voire impossible. Les zones les plus affectées seraient le sud, surtout du côté des champs pétrolifères de Bassorah, et les villes de Bagdad, Mossoul et Kirkouk.  »

Une offensive terrestre de grande envergure, précédée et soutenue par des bombardements aériens intensifs, ne manquerait pas de provoquer des destructions considérables. Les analystes des Nations unies estiment que l’approvisionnement en électricité et en eau, de même que les communications et les transports, seraient gravement perturbés. Ni l’ONU ni les organisations non gouvernementales (ONG) ne se hasardent à estimer le nombre de morts et de blessés d’une nouvelle guerre du Golfe. Mais tous les spécialistes prévoient un grand nombre de décès supplémentaires dus à une éventuelle guerre civile,à une explosion de la mortalité infantile et aux déplacements de populations. De l’aveu même d’Andrew Natsios, l’administrateur de l’Agence américaine pour le développement international (USAID), la guerre pourrait jeter 2 millions de réfugiés sur les routes. Et 40 % des Irakiens se trouveraient rapidement en état d’insécurité alimentaire.

 » On prédit une catastrophe humanitaire, mais la situation est déjà catastrophique en Irak, remarque Jean-Claude Vitoux, directeur du développement à Médecins du monde Belgique, organisation active en territoire irakien depuis 1988, mais qui a été priée, comme les autres ONG, de quitter provisoirement la zone. La mortalité des enfants y est quinze fois plus élevée que dans nos pays. La population, durement touchée par douze années d’embargo et les trafics de Saddam Hussein et de son entourage, est beaucoup plus vulnérable qu’elle ne l’était en 1991.  » On compte déjà, en Irak même, 800 000 personnes déplacées, auxquelles s’ajoutent 740 000 réfugiés dans les pays limitrophes. Conséquence du programme onusien  » Pétrole contre nourriture « , 60 % des habitants dépendent, pour leur alimentation, des distributions de vivres contrôlées par l’Etat irakien. Que deviendront-ils lorsque la guerre interrompra leur approvisionnement ?

Jay Garner aux commandes

Des responsables d’ONG et des commissions parlementaires ont reproché aux dirigeants de Washington de s’apprêter à pénétrer dans un pays de 24 millions d’habitants et à y  » renverser le régime  » sans avoir de plan pour prendre en charge les besoins de la population. George W. Bush ne s’est pas attardé sur le sujet, assurant qu' » un Irak libéré apportera l’espoir et le progrès dans la vie de millions de gens « . Toutefois, face aux critiques, l’administration américaine fait des efforts pour montrer qu’elle se soucie de la question. Dans quatre pays voisins de l’Irak, des entrepôts sont déjà pleins de vivres, de couvertures et de médicaments, assure-t-on à la Maison-Blanche. Mais les projets restent encore vagues, à la fois pour ce qui concerne l’organisation du pouvoir après Saddam, la durée de l’occupation ou le financement de la reconstruction.

La partie  » civile  » des opérations sera coordonnée par un général américain à la retraite, Jay Garner. Il dépendra directement du général Tommy Franks, qui conduit actuellement les préparatifs de la guerre et gardera la haute main sur l’occupation militaire (lire p.46). A la fin de la guerre du Golfe, Garner avait été chargé de l’installation des réfugiés kurdes au nord de l’Irak. L’ORHA (Office of Reconstruction and Humanitarian Assistance), qu’il dirigera, coiffera trois branches autonomes : l’aide humanitaire, la reconstruction et la gestion de l’administration civile. Chargé à la fois des approvisionnements, de la santé, des travaux publics et du redémarrage des écoles, l’ORHA, créé par le département américain de la Défense et doté d’un budget initial de 50 millions de dollars, devrait rester en place pendant une période d’au moins deux ans.

Cette initiative volontariste provoque déjà de nombreuses critiques des ONG, qui redoutent une militarisation de l’aide humanitaire, comme ce fut le cas au Kosovo en 1999 ou, aujourd’hui encore, en Afghanistan.  » Toute présence, déplacement ou projet des agences humanitaires dépendra du feu vert de l’ORHA, lui-même subordonné aux objectifs militaires et politiques de Washington, déplore Jean-Marc Biquet, du centre de recherche de Médecins sans frontières Belgique. Les autorités américaines contraignent ainsi les ONG à assurer le  »service après-vente » d’une armée en guerre. Avec pour effet que les victimes verront en nous le bras humanitaire des troupes d’occupation. La confusion des rôles entre militaires et humanitaires n’a jamais atteint un tel sommet !  »

Olivier Rogeau

 » Le bras humanitaire des troupes de l’occupation « 

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