Le sacrifice d’Alceste

Pour l’opéra de Gluck, des lumières jusqu’en enfer et un orchestre tout neuf ! A voir à la Monnaie, à Bruxelles

Après Iphigénie en Aulide et Orphée et Eurydice, Alceste, créé dans sa version définitive en 1776, confirma le Gluck novateur, précurseur et… français. A chaque fois, le thème du sacrifice et l’intervention in extremis des dieux (sorte d’irruption du thème chrétien dans le Siècle des lumières) et, côté style, le rejet affiché des extravagances italiennes, des  » ennuyeuses ritournelles  » et des vocalises narcissiques éloignant la musique de sa mission :  » servir la poésie avec expression « . Hérité de la tragédie lyrique chère à Lully, le  » drame musical  » ainsi réinventé fit école et, enjambant un Mozart insensible à l’affaire, influença Berlioz, avant de trouver chez Wagner sa forme la plus accomplie. Merci à Gluck, et bravo !

Il n’empêche : malgré la beauté de la musique et la grandeur des sentiments, Alceste manque cruellement de ressort dramatique. On connaît l’histoire de la femme aimante, Alceste, offrant sa vie en échange de celle de son époux mourant, Admète, roi de Thessalie. L’échange des deux vies eût-il été pratiqué d’un coup que tout eût été simple. Mais Alceste accueillera son époux dans son retour à la santé et, devant ses pressantes questions, finira par l’informer du contrat passé avec les dieux. Douleur et déchirement, randonnée aux enfers, cruelles surenchères, jusqu’à ce qu’Hercule, surgi on ne sait d’où, s’en mêle, et obtienne d’Hadès qu’Admète et Alceste gardent tous deux la vie (une intervention qui vaudra au jeune Hercule le titre de dieu).

Pour traduire ceci, une musique tout entière baignée de la  » belle simplicité  » voulue par Gluck, et remarquablement mise en valeur par le chef britannique Ivor Bolton, à la tête d’un orchestre tout neuf. Depuis les premières répétitions de décembre, l’orchestre de la Monnaie s’est en effet lancé dans l’aventure  » authentique  » – dénommée abusivement  » baroque « , car on sait que Gluck appartient à la fin du Siècle des lumières et est donc un  » classique « . Abandonnant, le temps d’une production, leurs pratiques habituelles, les cordes ont ainsi abordé les anciennes techniques d’archet, appris à réduire le vibrato, etc. ; la flûte en métal est retournée au bois (dont elle a d’ailleurs gardé le nom générique) et les cuivres ont carrément fait le saut vers les instruments  » naturels « , beaucoup plus périlleux que ceux – munis de pistons salvateurs – qui leur succédèrent au xixe siècle, mais si riches de couleurs et d’expression ! Tout cela donne aujourd’hui un orchestre méconnaissable en termes de sonorités, de transparence et de couleurs, perceptiblement galvanisé par le défi.

En revanche, sa vivacité nouvelle ne vient nullement au secours du manque de dramatisme de l’£uvre, on pourrait même dire le contraire. Car, paradoxalement, c’est en renonçant à la course du temps et en intensifiant les beautés de l’instant que l’on peut le mieux servir cet Alceste et ses incroyables beautés.

Classique et lumineux

C’est ce que fait le metteur en scène Robert Wilson, à sa manière, bien sûr. Mais, contrairement à l’orchestre, il n’y a ici aucune surprise à attendre : hiératisme suspendu, lumières fulgurantes, y compris aux enfers (l’éclairagiste Aj Weissbard), tableaux géométriques et dépouillés, costumes somptueux d’une Antiquité imaginaire (Frida Parmeggiani) et direction d’acteurs en- tièrement chorégraphiée (le ch£ur étant injustement relégué dans la fosse) : tout le vocabulaire wilsonien est au rendez-vous. On ne s’en plaindra pas…

Côté distribution, les rôles d’Alceste et d’Admète dominent le plateau, l’un tenu par la mezzo suédoise Katarina Karnéus, l’autre par le ténor Kurt Streit. Si la première est idéale par le timbre, la classe et le style, il lui manque un brin de démesure et de passion, alors que l’engagement rageur et la voix solaire de Streit donnent au rôle d’Admète sa juste consistance dramatique. Avec, encore, David Wilson-Johnson, le grand prêtre, Nathaniel Webster, Hercule, et James Gilchrist, Evandre. Et l’entrée réussie de deux jeunes chanteurs belges dans la cour des grands : la basse Nabil Suliman et la soprano Céline Scheen.

Alceste. Une production du Théâtre du Châtelet (Paris). A la Monnaie, à Bruxelles, jusqu’au 10 février. Tél. : 070 23 39 39 ; www.lamonnaie.be

Martine D.-Mergeay

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