Le roi du kayak

Quand le soleil donne en été, la Lesse est couverte de kayaks. Bleus, rouges, jaunes. Ne vous fiez pas à l’apparente insouciance des lieux. Derrière les jeux d’eau se joue une bataille sans merci entre Olivier Pitance, principal exploitant, et Respect Lesse, une association de riverains et d’usagers. Ils n’ont rien en commun, sauf la rivière.

La Lesse, Antoon Laruelle y est comme marié. Cela fait cinquante ans qu’il vient taquiner le goujon dans les sinuosités de la rivière. Depuis quelques années, quand le soleil est de la partie,  » Tony  » délaisse parfois la canne pour passer la journée assis sur un banc, au barrage de Pont-à-Lesse, armé d’un carnet et d’un crayon. Il compte les kayaks qui défilent. Et il a du boulot. Il y a les bleus, les rouges et les jaunes. Les bleus et les rouges, c’est du pareil au même depuis que la famille Pitance (les bleus) a racheté en 2009 le concurrent Ansiaux (les rouges). L’hiver dernier, les bleus ont failli mettre la main sur les jaunes de la famille Libert, en aveu de faillite, mais l’opération a échoué. Les jaunes ont résisté et relancé l’activité via une nouvelle société.

Comme beaucoup d’usagers et de riverains, Antoon est d’avis que les kayaks prennent trop de place sur la Lesse.  » J’aimerais que mes enfants et mes petits-enfants connaissent la rivière que j’ai connue quand j’étais gamin. C’était magnifique, rien à voir avec la foire actuelle. Le problème, c’est qu’il n’y a pas vraiment de contrôle. Alors, avec quelques autres, on compte les kayaks. Pour montrer qu’il y en a trop.  »

Le 19 juillet dernier, sous un soleil enfin généreux, Antoon Laruelle a ressorti son carnet et son crayon. Il a coché 577 kayaks de chez Libert (jaunes) et 2 311 kayaks de chez Pitance (bleus et rouges). Or, les permis d’environnement délivrés par la Région wallonne autorisent un maximum de 600 mises à l’eau quotidiennes pour les jaunes et de 1 369 pour les bleus/rouges. Une dérogation permet de monter, vingt jours par an, jusqu’à respectivement 800 et 1 825 mises à l’eau. Le plus gros exploitant ne suivrait donc pas la règle, selon Respect Lesse, une association qui regroupe des riverains et des usagers. S’appuyant sur les comptages d’Antoon le pêcheur, ils reprochent à Olivier Pitance de transformer la Lesse en parc d’attractions. Ils l’accusent aussi de ne pas respecter le permis de septembre 2012, lequel régularise  » l’activité qui s’est poursuivie sans permis depuis le 30 août 2009 « , comme le stipule l’arrêté signé par Philippe Henry (Ecolo), alors ministre wallon de l’Environnement.

Que répond le patron des kayaks bleus (et rouges) ?  » Rien. Ces comptages ne sont pas effectués par des personnes assermentées représentant les autorités mais par des bénévoles qui ne représentent qu’eux-mêmes. Ils racontent ce qu’ils veulent, leurs chiffres ne valent rien. Moi, je vous dis que nous respectons les quotas et j’attends qu’on me démontre valablement le contraire. La Région wallonne n’a qu’à faire son boulot « , assène Olivier Pitance, à cran.  » J’ai mon tempérament, faut pas me chercher.  »

Outrances

Respect Lesse affirme que l’exploitant ignore d’autres conditions imposées par le permis, notamment les horaires de mises à l’eau – ce que l’intéressé dément catégoriquement – ou l’identification des kayaks. Depuis le 1er avril 2013, chaque esquif est censé porter sur les flancs un numéro, relié à l’identité du locataire au sein d’une base de données. L’idée est de coincer les auteurs d’incivilités, fréquentes sur le parcours, entre les accostages en zone interdite, l’abandon de déchets, sans parler des débordements dus à des pagayeurs éméchés.  » Chaque jour, des centaines de kayakistes prennent d’assaut mes sanitaires pour se soulager « , relate Gérard Mignot, propriétaire du camping Villatoile à Pont-à-Lesse.  » Vous imaginez la tête de mes clients ? On a le sens de l’accueil mais tout de même, il y a des limites.  » Et tout le monde dans la région se souvient de ce jour de mai 2011 où un kayakiste avait grièvement blessé, à coups de pagaie, deux chevaux qui paissaient par là. L’allumé avait filé, il n’a jamais été coincé.

Or, à ce jour, les kayaks Pitance ne sont pas tous numérotés.  » C’est la seule des 28 conditions du permis qui n’est pas appliquée, soutient Olivier Pitance. La numérotation est faite aux deux tiers. Je terminerai cela quand j’aurai le temps, j’ai une entreprise à faire tourner. Tout ça, à cause de la Région wallonne, qui a voulu inventer tout un système alors qu’il suffisait de reprendre un fichier fédéral de 1992 où tous mes kayaks sont répertoriés. Il y en a 1 875, il en a toujours été ainsi mais, non, la Région a décidé de me raboter de 500 kayaks, sauf 20 jours par an. Je ne vois pas vraiment pas pourquoi. Ce permis est rempli de conditions surréalistes, inefficaces et onéreuses. C’est pour cela que je le conteste devant le Conseil d’Etat.  »

 » Il exagère  »

Une vingtaine de riverains, pêcheurs et autres usagers de la Lesse ont également porté l’affaire devant le Conseil d’Etat, mais pour des raisons inverses. Ils estiment en particulier que cette dérogation des 20 jours ne se justifie pas, encourage les abus et rend les contrôles pratiquement impossibles. Du côté du concurrent, Libert, on n’est pas loin de penser la même chose.  » Les règles fixées par la Région wallonne me paraissent justes mais elles doivent être respectées par tout le monde car nous avons le même outil de travail, martèle Christian Lusignan, responsable administratif. Or, ce n’est pas le cas : dès que la météo est bonne, notre concurrent dépasse allègrement les quotas de mises à l’eau, ce qui nous fait perdre des clients. Le problème, c’est que personne ne bouge pour contrôler et sanctionner.  » Chez les jaunes, on ne digère pas non plus que, sur Internet, le nom Libert soit utilisé pour renvoyer la clientèle vers le site… Pitance.  » Il exagère.  »

Président de Respect Lesse, Eric Heymans regrette qu’aucune étude d’incidence n’ait chiffré de manière objective le coût environnemental des kayaks ; ce naturaliste estime qu' » aucune rivière n’est à même d’en supporter autant pendant l’été. Le problème de la Lesse, ce n’est pas les kayaks, c’est l’excès de kayaks. On ne peut pas détruire l’environnement sans limite sous prétexte de faire tourner une entreprise. Et puis, quand on exploite un bien public, on respecte les règles fixées par le permis. Des entreprises autrement plus importantes pour l’emploi et l’économie de la région, des carrières par exemple, respectent des règles très contraignantes. Le laisser-aller des autorités par rapport à ce qui se passe sur la Lesse me laisse pantois.  »

 » Pas responsable  »

Toutes positions qui ont le don d’énerver Olivier Pitance.  » Une petite partie de la clientèle n’est pas respectueuse de la nature, c’est inacceptable mais c’est comme ça. Je ne suis pas responsable de ces incivilités. Pour que ça change, il faut des contrôles efficaces, verbaliser les fauteurs. Mais les autorités ne contrôlent pas. Ce n’est pas ma faute si la Région wallonne manque à ses devoirs. S’il y avait de vrais contrôles, il n’y aurait pas toute cette crasse sur la Lesse et les riverains ne seraient pas en colère.  »

Sur ce point au moins, tout le monde est d’accord : au-delà des comptages bénévoles d’Antoon et de ses copains de pêche, des contrôles en bonne et due forme s’imposent. Tant que l’administration wallonne n’objectivera pas les faits, le ton continuera à monter entre le clan Pitance et ses opposants.  » C’est en cours, explique-t-on au Département de la Police et des Contrôles (DPC). Contrairement à ce que disent certains, des contrôles ont eu lieu cette année. Concernant les comptages, les services de la Région wallonne n’ont pas à ce stade observé de dépassement des quotas de mises à l’eau. Mais la saison n’est pas terminée.  » S’il est constaté que les règles prévues par le permis ne sont pas respectées, un procès-verbal est transmis au parquet de Dinant. Est-ce le cas ? No comment à Namur. Mais il semble bien que cette année, le DPC suive de près le dossier Pitance, entre descentes sur place et interpellations.

Business familial

Le bouillant quadragénaire règne en maître sur Anseremme, là où la Lesse rejoint la Meuse. Là où ses parents ont démarré l’entreprise familiale, en 1978, alors que le grand-père exploitait un bateau croisière sur la Meuse à Dinant. Avec son frère Nicolas, Olivier a considérablement développé l’affaire.  » On en a fait un groupe, Dinant Evasion, qui fait 3,5 millions d’euros de chiffre d’affaires.  » Rentable ?  » On n’est pas chaque année en bénéfice.  » Selon les comptes annuels déposés auprès de la Banque nationale, l’année 2012 (dernier exercice publié) fut tout de même positive pour la plupart des entités du groupe. Si la SPRL Pitance a fini l’année en perte de 69 188 euros, le bénéfice a atteint 300 692 euros pour Dinant Tourisme, 81 738 euros pour Dinant Evasion, 27 087 euros pour Dinant Aventure et 5 325 euros pour Dinant Nautique. Les exercices 2009, 2010 et 2011 sont du même tonneau.

La rue du Vélodrome, c’est le fief des Pitance. Entre l’hôtel, le resto-snack, les bureaux, les hangars et le débarcadère, ils contrôlent les lieux. Littéralement : leurs hommes régentent la circulation les jours d’affluence ( » en accord avec le voisinage et avec la police « , dit Olivier), attribuant aux riverains un laisser-passer très peu officiel ou aménageant dans l’intérêt de l’entreprise le parking de la gare voisine, pourtant loué par la SNCB à la Ville de Dinant.  » Cela ne dérange personne que nous l’occupions, et cela reste un parking public « , argue Olivier Pitance. Le bourgmestre des lieux, Richard Fournaux (MR), est plutôt prudent sur le sujet :  » La Ville doit encore décider si elle garde ce parking pour elle-même ou si elle le confie à une tierce partie, ce qui impliquerait un appel d’offres.  »

A sa manière

Bosseur acharné – tout le monde vous le dira -, Olivier Pitance mène ses affaires à sa manière et a des idées à revendre. C’est ainsi que, fin des années 1990, un parc d’aventures a vu le jour sur les hauteurs de Dinant, dans l’ancienne carrière du Penant.  » Ce parc a fonctionné en toute illégalité pendant des années « , affirment plusieurs voix locales. Richard Fournaux, très remonté sur le sujet, n’est pas de cet avis :  » Depuis le début, les autorisations ont été demandées. Ce qui a pris du temps, c’est la modification du plan communal d’aménagement pour qu’une partie du site passe en zone de loisirs. Ce sont d’ailleurs les Pitance qui ont financé le coût de la modification. Moi, je dis chapeau !  »

Mais pourquoi y font-ils camper leurs clients sans autorisation ?  » OK, mea culpa sur ce point, dixit Olivier Pitance. Mais je ne vois pas en quoi cela gêne qui que ce soit, à part quelques extrémistes et quelques jaloux.  » Richard Fournaux, lui, défend mordicus le parc d’aventures.  » Je n’étais pas au courant de ces bivouacs, assure-t-il. Mais si ça peut faire plaisir à des gens en mal de scoutisme de loger une nuit au milieu des arbres, on ne va quand même fermer le parc pour ça.  »

Saturation

Face aux critiques, le roi du kayak dit arriver à saturation.  » On bosse comme des dingues pour faire tourner une entreprise qui assure 30 emplois à l’année, 120 en été. On attire 250 000 visiteurs par an dans une région où il n’y a pas d’industrie. Et il faudrait retirer ça, pour faire plaisir à 15 pêcheurs et 8 riverains qui veulent la nature rien que pour eux ! Est-on bien dans la bonne logique ? Demandez aux 14 000 autres Dinantais si les kayaks les dérangent à ce point. Puis-je rappeler aussi que 90 % des rivières wallonnes sont interdites aux kayaks ? Ça en fait de la place, pour les pêcheurs ! Mais de toute façon, ils ne seront jamais contents, même le jour où je respecterai le permis à 100 %.  »

Signera-t-on un jour la paix des kayaks à Dinant ? Il faudra probablement que l’eau coule encore longtemps sous les ponts de la Basse-Lesse avant que les récriminations réciproques ne disparaissent dans le lit de la rivière.

Par Paul Gérard – Reportage photo : Debby Termonia pour Le Vif/L’Express; P.G.

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