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Le retour du bonheur obligatoire

Trente ans après la trilogie S.O.S. Bonheur, le scénariste Stephen Desberg lui donne une suite et imagine à son tour un futur proche devenu cauchemardesque. Une dystopie qui en dit long sur nos angoisses contemporaines.

En 1984, la découverte, par les lecteurs de Spirou, des premiers récits courts de S.O.S. Bonheur fut un choc, pour beaucoup inoubliable. D’abord parce que la bande dessinée franco-belge n’avait alors pas l’habitude, du tout, de se frotter au genre de la dystopie et du thriller d’anticipation. Ensuite parce que la forme (des histoires complètes indépendantes suivies par un  » vrai  » récit long, regroupant tous les protagonistes) était alors d’une rare modernité. Enfin parce que ses auteurs Griffo et Van Hamme y faisaient mouche à chaque page en imaginant un futur proche à peine exagéré, mais devenu cauchemardesque dans sa quête du bonheur obligatoire et du bien-être régulé : contrôle des naissances, police médicale, vacances obligatoires pour tout le monde, carte universelle remplaçant toutes les autres cartes d’identité ou de paiement, et permettant surtout une surveillance constante des individus…

Stephen Desberg (ici) a pris la succession  de Jean Van Hamme pour le scenario de S.O.S. Bonheur, Saison 2, à nouveau dessiné par Griff.
Stephen Desberg (ici) a pris la succession de Jean Van Hamme pour le scenario de S.O.S. Bonheur, Saison 2, à nouveau dessiné par Griff.© sdp

Trente ans plus tard, à l’ère du big data, cette oeuvre majeure du scénariste Jean Van Hamme n’a rien perdu de sa pertinence ni de sa justesse ! Mais il était peut-être effectivement temps de se reposer la question : nos craintes pour l’avenir ont-elles changé ? D’évidence, oui : si Jean Van Hamme imaginait la dérive de nos démocraties essentiellement sous le prisme de l’économie, de l’informatisation galopante des données et de la crainte de Big Brother, son successeur Stephen Desberg voit plutôt les pires menaces venir de nos actuelles crispations socio-culturelles : dans S.O.S. Bonheur. Saison 2, le divorce est devenu illégal, la préférence nationale est devenue la norme, la sécurité est entièrement privatisée.  » Je me suis surtout basé sur une question « , commente le scénariste de ce grand retour.  » Et si le monde qui venait était celui d’Eric Zemmour ? Un monde dans lequel le retour en arrière est un vrai mode de pensée, et où les théories de l’extrême droite française, entre autres, sont devenues réalité. Eh oui, ça fait peur !  »

Nostalgie et multiculturalité

 » L’envie d’entamer un nouveau cycle de S.O.S. Bonheur, qui tient du concept plus que de la série, venait d’abord du dessinateur Griffo, avec qui je travaille depuis longtemps « , confie Desberg.  » J’en ai parlé quelques fois avec Jean Van Hamme, qui s’éloigne désormais de la BD mais qui m’a pour ainsi dire adoubé, puisqu’il préface ce nouvel album. Le matériau, lui, est venu rapidement : je suis sensible depuis longtemps aux questions de société, aux problèmes liés au racisme, à l’intolérance, et aux tiraillements qui peuvent exister entre liberté individuelle et bonheur collectif. L’intérêt de l’individu surpasse-t-il celui de la société dans son ensemble, ou est-ce le contraire ? Ce sont des questions passionnantes, que je pouvais manier avec une approche là aussi très différente des habitudes et qu’imposait Jean dans sa première trilogie : on ne prend pas pour personnages des héros au-dessus du commun des mortels, mais au contraire des gens simples confrontés à des problèmes devenus, eux, extraordinaires.  »

Stephen Desberg (ici) a pris la succession  de Jean Van Hamme pour le scenario de S.O.S. Bonheur, Saison 2, à nouveau dessiné par Griff.
Stephen Desberg (ici) a pris la succession de Jean Van Hamme pour le scenario de S.O.S. Bonheur, Saison 2, à nouveau dessiné par Griff.© sdp

Des problèmes que Stephen Desberg imagine, pour l’avenir, autour de deux axes principaux. D’une part l’utopie galopante et fascisante d’un retour en arrière –  » Cette idée du « c’était mieux avant » qui a en partie fait élire Trump, et qui explique pourquoi la technologie, les smartphones, les réseaux sociaux sont très absents, volontairement, de nos récits  » – et cette crainte, aussi irrationnelle qu’inutile, de la multiculturalité.  » C’est pourtant le sens de l’histoire, et elle est là pour rester, souligne le scénariste. J’en sais quelque chose : mon père est américain, ma femme est africaine, mes enfants sont métis… En un sens, les crispations actuelles sont la preuve de la faiblesse des adversaires de la multiculturalité, et du fait qu’elle est inéluctable. Encore faut-il ne pas laisser n’importe qui s’emparer du pouvoir, et ne pas affaiblir nos démocraties plus qu’elles ne le sont déjà. J’essaie de montrer ici ce que notre monde risque de devenir si nous continuons à croire que nous pouvons détester la politique et nier les politiciens : ce serait bien pire !  »

Le retour du bonheur obligatoire

En quelques mots

Paul et Emilie s’aiment, mais ne peuvent pas ne pas s’aimer ; le divorce est désormais illégal, et les commissaires matrimoniaux veillent au grain. Laziza, elle, va perdre son job et son permis de travail : une jeune femme  » d’origine française  » va lui prendre son poste d’assistante ; les grands-parents de Laziza ont eu le tort de ne pas naître sur le sol national, et la préférence nationale est désormais de mise. Anne, quant à elle, ne pourra pas entamer ses études de médecine ; sa caisse sociale, qui défend certaines valeurs davantage qu’elle ne défend ses affiliés, estime qu’elle n’a pas les moeurs et les fréquentations qu’il faut… En tout, six histoires courtes et complètes forment cette nouvelle saison de S.O.S. Bonheur, qui s’achèvera en juin prochain, comme la première, par un récit cette fois long et regroupant tous les protagonistes que l’on voit évoluer ici. Soit une poignée d’individus broyés par une machine collective devenue folle, mais bien décidés à ne pas se laisser faire. Et si les enjeux ont changé en trente ans, le plaisir de lecture, lui, est intact : Desberg place parfaitement ses pas dans ceux de son prédécesseur, le cynisme en moins, bien secondé qu’il est par un Griffo qui renoue avec son graphisme de l’époque (un encrage noir très lisible, sans couleurs directes). On ne peut dès lors que regretter cette couverture aussi incongrue que maladroite : elle semble mettre l’islam au coeur des problèmes de demain, soit l’exact contraire de ce que narre en réalité cette nouvelle saison de S.O.S. Bonheur.

S.O.S. Bonheur. Saison 2, par Desberg et Griffo, éd. Dupuis, 128 p.

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