LE REQUIEM DE SCHENGEN

C’était pourtant une grande idée. Dont nous avons tous largement profité. Faudra-t-il bientôt se plier à sa disparition ?

Sous nos yeux, la Suède rétablit (depuis le 4 janvier) des contrôles stricts à sa frontière avec le Danemark, la Belgique vient de faire de même avec la France, l’Autriche instaure un quota journalier de 3 200 migrants en transit sur son territoire (et seulement 80 demandeurs d’asile quotidiens  » en règle « ), la Hongrie a fermé ses portes depuis des mois, ses voisins d’Europe centrale se mettent à l’imiter, la Macédoine refuse le passage aux Afghans en provenance de Grèce. Sur le chemin de leur transhumance, par un effet de dominos, les migrants qui sont refusés au Nord se concentrent forcément au Sud. Résultat, en de nombreux lieux, des  » embouteillages humains « , des poches de non-droit se forment, qui étouffent la Grèce, vaste camp de réfugiés syriens, interdits de mouvement par la fermeture des pays, l’un après l’autre. Athènes, de surcroît capitale d’un Etat en faillite, s’asphyxie. En septembre 2015, il avait été arrêté à l’échelle européenne que 160 000 réfugiés devaient être accueillis sur l’ensemble de l’Union en deux ans : à ce jour, moins de 600 ont été répartis à partir de l’Italie et de la Grèce. Des décisions ont bien été prises, mais elles ne sont pas mises en oeuvre. Résultat, parmi les 26 pays de l’espace Schengen, 10 ont déjà instauré des restrictions à leurs frontières. Même les nations soeurs (Autriche-Allemagne, Belgique-France) se renvoient la balle ou se tournent le dos.

Le 14 juin 1985, dans une petite ville du Luxembourg, tripoint frontalier avec la France et l’Allemagne, bourgade qui compte aujourd’hui 4 000 habitants et une douzaine de fonctionnaires municipaux à plein temps, 5 Etats (France, Allemagne, Benelux, très vite rejoints par l’Espagne et le Portugal) s’entendent pour instaurer entre eux l’ouverture des frontières et la liberté de circulation des personnes – ce qui deviendra effectif dix ans plus tard. De fil en aiguille, l’espace Schengen séduit et regroupe au final 26 Etats (dont 22 membres de l’UE, à l’exception notable du Royaume-Uni), qui acceptent des règles communes en matière de frontières aériennes, de visas, de coopération policière et de protection des données personnelles. L’ensemble de ces acquis s’intègre au droit de l’Union européenne –  » acquis communautaire  » – grâce au Traité d’Amsterdam de 1999. En clair, l’espace Schengen contribue de façon décisive à la construction européenne, il est un modèle unique au monde.

C’était l’Europe des libertés et des commodités, celle qui pouvait même convenir aux adversaires de Bruxelles, et du projet à vocation fédérale constitué par l’Union européenne. Pour preuve, la Suisse, la Norvège – qui ont obstinément refusé d’appartenir à l’UE -, ainsi que l’Islande, y ont adhéré. Dans cette Europe sans bureaucrates, enfin, seuls importaient le résultat concret et les facilités offertes aux citoyens d’aller et venir à travers les frontières, sans contrôle tatillon ni perte de temps aux postes de douane. D’autant plus que les Etats conservaient certaines de leurs prérogatives de souveraineté : l’article 2.2 de la Convention de Schengen permet de rétablir de façon temporaire un contrôle des personnes à ses frontières ou dans certaines régions d’un pays pour des raisons d’ordre public ou de sécurité – il fut utilisé plusieurs fois, notamment lors de l’organisation de la Coupe du monde de football par l’Allemagne, en 2006, pour limiter l’entrée des hooligans. Par-dessus cet édifice libéral, les textes prévoient très clairement l’intensification de la coopération policière et judiciaire entre Etats et le renforcement des contrôles aux frontières limitrophes de pays extérieurs à l’espace.

Ce n’est pas Schengen qu’il faut accuser ; ce sont les Etats qui n’ont rien fait de ce qui était possible, soit par faiblesse, soit au nom de misérables calculs de politique intérieure. Jusqu’à en arriver au point où cette lente construction de Schengen, fruit de trois décennies de progrès, menace de s’effondrer.

Requiescat… in pace ? (pas sûr).

par Christian Makarian

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