Le prix de l’indécision
En différant les frappes punitives annoncées, le président américain a pris le risque d’en affaiblir la portée et d’embarrasser ses rares alliés, France en tête. Une volte-face préjudiciable à la crédibilité de l’Occident sur un échiquier géopolitique régional périlleux.
Dans le bourbier syrien, toute décision a un prix. Mais l’indécision a elle aussi un coût, prohibitif. Les palinodies de Barack Obama, hier résolu à châtier sans délai le tyran Bachar el-Assad pour le carnage à l’arme chimique perpétré le 21 août dans la banlieue de Damas, désormais en quête du feu vert pour le moins incertain d’un Congrès en vacances jusqu’au 9 septembre, ont d’ores et déjà sapé l’impact de frappes » ciblées « , au demeurant hypothétiques. Cette volte-face plonge en outre François Hollande, seul allié occidental de poids de Washington depuis le forfait du Royaume-Uni, dans l’embarras : voici le locataire socialiste de l’Elysée, atlantiste inattendu, contraint d’avancer à découvert, et en terrain miné, par le report aux calendes américaines du » coup d’arrêt » à la barbarie qu’il appelle de ses voeux. L’intervention, prétend le successeur de Nicolas Sarkozy, » aura le soutien des Européens « . Soutien a minima : les partenaires, à commencer par l’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas, l’Espagne, l’Italie, l’Autriche et la Pologne, tendent à s’aligner sur des opinions méfiantes, hostiles à toute aventure militaire. Quant au Premier ministre britannique, nul doute que le cinglant camouflet encaissé à la Chambre des communes avant même la reculade de la Maison-Blanche lui collera longtemps aux basques. On croyait tout savoir des périls du piège made in Syria ; on ignorait que les Etats-Unis lui adjoindraient un traquenard fait maison.
Barack Obama devait, par la vigueur et la promptitude de sa riposte, restaurer une crédibilité à l’agonie et redonner des couleurs à cette » ligne rouge » supposée infranchissable – le recours aux gaz neurotoxiques – sur laquelle les sicaires du régime alaouite ont essuyé leurs rangers à deux reprises en autant de mois. A défaut, que valent ses mises en demeure à l’Iran ou à la Corée du Nord, prétendants à la bombe atomique ? Mais voilà : tétanisé par le calamiteux précédent irakien, ce juriste policé, qui s’était juré de solder les guerres déclenchées par d’autres et de fermer le bagne de Guantanamo, persiste à préférer la loi des hommes à celle des armes. Or, il est malaisé de donner l’assaut à reculons ; et illusoire d’espérer sauver la face ou soulager sa conscience à coups de missiles de croisière. Peut-être l’Histoire retiendra-t-elle moins les volées de Tomahawk, si Tomahawk il y a, que les atermoiements qui les auront précédées. Qui l’eût cru ? Les bacharistes jubilent ; à leurs yeux, le président de l’hyperpuissance yankee n’est qu’un pleutre, condamné à battre en retraite pour peu que leur vaillant raïs le défie.
Une longue et funeste apathie
Soyons clairs : on ne rachète pas trente mois d’inertie en deux ou trois jours de raids. L’Occident paie aujourd’hui, arriérés et intérêts compris, la rançon d’une longue et funeste apathie. Laquelle aura, au fil des mois, garni morgues et fosses communes – 110 000 morts environ -, mais aussi étoffé les rangs des milices djihadistes, dont le radicalisme attire tant d’insurgés laïcs mus par un amer sentiment d’abandon. Au passage, comment ne pas relever deux autres paradoxes ? Il aura fallu, pour réveiller un tant soit peu » le monde libre « , que le clan Bachar dégainât sarin et VX, dont la dispersion aurait coûté la vie à moins de 2 % des victimes recensées à ce jour. Il serait donc loisible de massacrer son peuple, pourvu que ce soit au moyen d’un arsenal conventionnel… Ensuite, cette bizarrerie : à l’unisson, Barack Obama et son homologue français assignent à leur campagne militaire un objectif minimaliste. Point de regime change, prévient le premier ; pas question de » renverser le dictateur « , renchérit le second. Une piqûre de rappel, soit, mais l’injection brève d’une substance quasiment indolore à l’aide d’une minuscule seringue… A quoi bon, en effet, de telles représailles si elles n’infléchissent en rien le cours du conflit ? Il s’agit, paraît-il, de punir, de dissuader et de contraindre le bourreau de Damas à négocier les modalités d’une improbable transition. Celui qui, aux yeux du secrétaire d’Etat américain John Kerry incarne l' » obscénité morale » aurait donc son fauteuil à la table des pourparlers ? Imagine-t-on la rébellion lui concéder un tel rôle ? Plus jamais ça ! tonnent Washington et Paris. Plus jamais lui ! martèlent en écho les insurgés.
De multiples inconnues
Rendons cette justice au président démocrate. S’il a tort d’hésiter, il a quelques raisons de le faire. Qu’il s’agisse de l’arène syrienne ou de l’échiquier régional, la sanction militaire s’apparente à une équation à x inconnues. Guère plus de scénario rose à l’horizon que de ligne rouge. Qu’on juge le châtiment annoncé médiatique ou cosmétique, les Tomahawk d’outre-Atlantique et les missiles Scalp français risquent de n’anéantir que des coquilles vides. Too little, too late : trop peu, trop tard. Dûment prévenus, les stratèges d’Assad auront eu le temps de mettre à l’abri armes et munitions. Quant aux stocks de composants chimiques, on voit mal le tandem franco-américain se hasarder à les répandre à l’air libre. Seule une opération au sol, exclue à ce stade, permettrait de les neutraliser ; à condition de les avoir localisés précisément. Rien ne prouve, par ailleurs, que les frappes hâteraient les défections au sein de l’armée dite régulière. Elles peuvent avoir l’effet inverse : susciter un regain de » patriotisme communautaire » et souder la minorité alaouite et ses affidés autour de l’inflexible raïs. Autre effet pervers possible : l’intensification, une fois la tempête passée, de la répression de tout ce qui, de près ou de loin, ressemble à un dissident. Au regard de l’hypothèque djihadiste, l’intervention suppose un calibrage minutieux. Annihiler le pouvoir de Damas ouvrirait aux combattants d’Allah un boulevard. Le ménager alimenterait leur rhétorique anti-infidèles tout en dopant les prétentions hégémoniques des milices les plus radicales, Jabhat al-Nusra en tête. Et ce au détriment de la résistance » fréquentable « , elle-même fragmentée en factions rivales. Islamistes contre » laïques « , protégés des Saoudiens contre Frères musulmans choyés par le Qatar : la rébellion syrienne, combien de divisions (voir en page 19) ?
Sur le terrain strictement militaire, le risque paraît limité. Le recours aux missiles à longue portée, qu’ils surgissent du ciel ou de la mer, placerait l’assaillant hors d’atteinte d’une riposte. Seul écueil réel en cas de raids aériens au-dessus du territoire syrien : le robuste dispositif antiaérien dont dispose Damas.
Il est d’autres dangers qui n’ont rien de virtuel. Le fils Assad n’a sans doute pas les moyens d’actionner des cellules terroristes en France, mais il a ceux de frapper la France, ses ambassades et ses consulats, de l’Irak à la Libye. Idem au Sud-Liban, où 900 casques bleus hexagonaux servent au sein de la Finul, Force intérimaire des Nations unies. S’il fait le choix de la fuite en avant, Bachar peut s’efforcer d’entraîner dans le chaos son ennemi turc, ou la fragile Jordanie, submergée par l’afflux de réfugiés. Reste que le pays du Cèdre, théâtre en août d’attentats dévastateurs, commis dans la banlieue sud de Beyrouth puis à Tripoli, apparaît comme le maillon le plus vulnérable. Et, plus que jamais, comme une poudrière confessionnelle. D’autant que le puissant Hezbollah chiite, milice-Etat pro-iranienne, ne cesse d’accroître son engagement au côté du parrain syrien. Ses combattants ont ainsi amplement contribué à la reconquête du verrou stratégique de Qoussair et de plusieurs quartiers de Homs. Pour autant, on voit mal le mouvement de Hassan Nasrallah lâcher une avalanche de roquettes et de missiles sur le nord d’Israël. Pas sûr, au demeurant, que Damas ait intérêt à ouvrir par le biais de ses supplétifs libanais ce nouveau front, s’exposant ainsi à une réplique dévastatrice de Tsahal. » Cette diversion serait suicidaire, tranche Eytan Gilboa, expert en géostratégie de l’université Bar-Ilan de Tel-Aviv. Le régime de Bachar n’y survivrait pas. » Reste que l’Etat hébreu a, au nom du principe de précaution, déployé son bouclier antimissile et distribué une montagne de masques à gaz. Logique : Benyamin Netanyahou ne peut oublier la panique suscitée en 1991 par la quarantaine de Scud expédiés à l’aveuglette par l’Irakien Saddam Hussein ; ni, bien sûr, négliger la hantise de la mort chimique si profondément ancrée dans l’âme juive, ineffaçable legs de la Shoah. Israël n’échappe pas à la règle du dilemme : la chute de la maison Bachar aurait le mérite de casser l’axe Damas-Téhéran, mais risquerait d’installer à sa porte les boutefeux du djihad global… A en croire le chef d’état-major iranien, le complot impérialiste – entendez l’intervention américano-française – » mènera l’entité sioniste au bord des flammes « . Dans l’immédiat, et au-delà des rodomontades d’usage, la menace d’une frappe condamne Téhéran à jouer serré. Le naufrage du régime d’Assad, son seul allié arabe, serait un désastre pour la République islamique.
Obsession iranienne
Voilà pourquoi celle-ci ne lui a jamais mégoté son soutien militaire et financier. Livraisons d’armes, renseignement, envoi de conseillers : tout y passe. Mieux, des officiers du corps d’élite des Gardiens de la révolution forment et encadrent désormais un réseau de milices chiito-alaouites à leur dévotion, tel le Jeish al-Shabi. Manière de préserver en cas de malheur un instrument d’influence ; donc de suggérer en creux que le mentor téhéranais envisage l’éclatement de la Syrie, voire la défaite de son champion. » Les Iraniens, confiait voilà peu un diplomate turc, se battront jusqu’au dernier Syrien. » Et pas au-delà. Il est pour eux des priorités plus vitales encore que le sauvetage du soldat Bachar. Pourquoi sacrifier sur l’autel de la loyauté l’accession au statut de puissance régionale incontestée et la poursuite d’un programme nucléaire ô combien controversé ? De tels desseins supposent le maintien d’un dialogue minimal avec Washington, auquel peut contribuer le changement de style imprimé par le très urbain Hassan Rohani, élu au printemps à la présidence.
L’obsession iranienne inspire à l’évidence la posture belliciste adoptée par les monarchies sunnites du Golfe, Arabie saoudite en tête, résolues à affaiblir l' » arc chiite » et grandes pourvoyeuses d’armes et de cash à la rébellion. Mais, là encore, le virus de la division fait des ravages. Si, sous l’influence de son nouvel émir, le Qatar paraît enclin à davantage de prudence vis-à-vis de ses protégés islamistes, la rivalité avec Riyad demeure. Dernier épisode en date : l’élection à la tête de la Coalition nationale syrienne d’Ahmad Jarba, réputé proche du prince Bandar, patron des services secrets saoudiens, aux dépens du candidat des Qataris… Le poison de la discorde infecte aussi la Ligue arabe. Si celle-ci a d’emblée imputé l' » entière responsabilité » de l’hallali chimique à Bachar, plusieurs de ses poids lourds, tels l’Algérie, l’Irak, le Liban ou l’Egypte, réprouvent toute rétorsion militaire, assimilée par l’institution cairote d’Al-Azhar, la plus haute autorité religieuse sunnite, à une » agression contre la nation arabe et islamique « .
En cela, les réfractaires font écho aux réticences de la fameuse » rue arabe « , peu suspecte de complaisance envers la coterie alaouite mais échaudée par les précédents irakien et libyen. Or, pour désamorcer l’inévitable procès en impérialisme, les » croisés » Obama et Hollande ont besoin de rallier à leur panache quelques partenaires arabo-musulmans. L’engagement de la Turquie, dépitée elle aussi par la modestie des » buts de guerre » affichés, ne suffira pas.
And the winner is… Vladimir Poutine. A l’instant T, le tsar de toutes les Russies, hôte cette semaine à Saint-Pétersbourg d’un sommet du G 20, apparaît, du moins aux yeux de ses compatriotes et des nations émergentes, comme l’unique rescapé de la chausse-trape syrienne. Honneur au leader de la résistance à l’imperium néocolonial de l’Occident, gardien intransigeant – joli rôle de composition – de la légalité internationale… Triomphe éphémère ? Probable : les frappes à venir marqueront le cas échéant les limites du magistère moscovite. Mais le locataire du Kremlin, aux prises en Asie centrale et en Tchétchénie avec ses foyers islamistes, aura alors beau jeu de marteler que lui, au moins, a tout essayé pour éviter l’engrenage. Pile, je gagne ; face, tu perds…
Une évidence : Poutine doit sa bonne fortune du moment moins à la fermeté d’Obama qu’à ses flottements. Quand votera-t-on à l’ONU une résolution contre l’irrésolution ?
Par Vincent Hugeux, avec Dominique Lagarde, Axel Gyldén, Jean-Michel Demetz, Emmanuel Paquette et Marie de Vergès, à Jérusalem
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici