© (c) Olivier Dion

Le premier roman choc de Leila Mottley

Philippe Manche Journaliste

Leila Mottley est âgée d’à peine 17 ans lorsqu’elle se lance dans l’écriture du bouleversant Arpenter la nuit. Un premier roman fulgurant et âpre, inspiré d’un scandale d’exploitation sexuelle au sein de la police d’Oakland en 2015.

« La piscine est pleine de merdes de chien et les ricanements de Dee nous narguent dans le petit matin.» La phrase d’ouverture du foudroyant premier roman de la poétesse et autrice d’Arpenter la nuit (1) prend le lecteur à la gorge. En quelques mots, Leila Mottley annonce la couleur. C’est dans cet environnement crado et miteux d’un motel d’Oakland, ville natale de la romancière (19 ans aujourd’hui), que débute cette chronique d’un cauchemar annoncé pour tout Afro-Américain évoluant dans la précarité. L’ écriture ample et incisive, souvent traversée par des éclairs tourbillonnants et remuants, est au diapason de la descente aux enfers de Kiara, 17 ans, qui se débrouille tant bien que mal. Très vite, pour survivre, la jeune fille sombre dans la prostitution. Et tombe dans les (sales) pattes de flics ripoux de l’Oakland Police Department.

Kiara s’est naturellement imposée à moi, je me sentais proche d’elle et de sa vulnérabilité.

«Les événements réels de cette histoire ont eu lieu en 2015 et le scandale a éclaté l’année suivante, retrace Leila Mottley, de passage à Paris à l’occasion du festival America. La jeune fille qui a inspiré Kiara était mineure à l’époque des faits. Elle a été abusée sexuellement par plusieurs agents de différents départements de police de la ville. Il y a eu des mises en examen, trois chefs de la police d’Oakland ont démissionné en quelques jours. Je me souviens très bien de l’affaire. Je devais avoir 13 ou 14 ans à l’époque et ce qui m’a le plus choquée – plus que les faits odieux et inacceptables –, c’est le temps qu’il a fallu pour que ce scandale soit porté sur la place publique. Voir qu’on accordait plus d’attention aux policiers qu’à la victime elle-même était tout aussi révoltant. J’avais beaucoup de mal à le comprendre. Lorsque j’ai commencé à réfléchir à une idée de roman, cette jeune fille afro-américaine s’est naturellement imposée à moi, je me sentais proche d’elle et de sa vulnérabilité. Si Kiara se prostitue, c’est parce qu’elle n’a pas d’autres options. Elle a arrêté l’école très tôt, a peu d’expériences professionnelles traditionnelles, et comme ces mineures qui ont du mal à joindre les deux bouts, elle risque l’expulsion si elle ne parvient pas à payer son loyer. Or, se retrouver à la rue, c’est être encore plus vulnérable.»

Manifestation contre la disculpation de policiers blancs dans la mort d’Afro-Américains. Les violences policières inspirent de formidables romans. Doit-on s’en réjouir? © getty images

Déchirant et lumineux

Et Leila d’imaginer la famille de Kiara avec un grand frère, Marcus, dont l’ambition est de «faire carrière» dans le hip-hop, un père ex-membre des Black Panthers, et un oncle, qui a quitté Oakland pour les collines de Hollywood, devenu producteur de hip-hop à succès. Soit un environnement extrêmement cohérent qui cristallise les deux faces du rêve américain.

«La ville d’Oakland est intimement liée à l’histoire des Black Panthers, précise l’autrice. C’est là que Huey P. Lewis et Bobby Seale ont fondé le Black Panther Party For Self-Defense dans les années 1960. Ça avait du sens pour le background de l’histoire que Kiara soit la fille d’un père emprisonné pour son engagement et violenté par la police. Mon père, qui a vécu à Détroit, se souvient des émeutes qui ont secoué la ville en juillet 1967. Il m’a raconté que dans la maison de sa grand-mère, la famille devait se coucher à plat ventre pour éviter les balles perdues de la police. Quant à Marcus, le frère, s’il sombre dans la criminalité en vendant de la drogue, cela renvoie à la question de la survie présente chez sa sœur. Enfin, la scène hip-hop est très importante chez nous. J’ai grandi avec ces jeunes artistes. Alors oui, certains souhaitent embrasser une carrière de rappeur pour la gloire, mais ceux que je connais veulent simplement se produire sur scène parce que c’est ça qui leur permet d’exister et d’être aimés. C’est comme ces gamins qui jouent au basket et rêvent d’intégrer les grandes équipes de la NBA. Ça me semblait logique de créer un personnage comme celui de Marcus. Tout cet environnement m’est familier.»

Mon rêve? L’adaptation au cinéma d’Arpenter la nuit par Barry Jenkins, le réalisateur de Moonlight.

Impressionnante de maturité dans ce premier roman déchirant mais lumineux à bien des égards, Leila Mottley n’en est pas à son coup d’essai. «J’ai écrit mes premières poésies dès l’âge de 6 ans, précise-t-elle. Un premier roman à 14 ans et un deuxième à 16 ans. Mais c’était surtout pour me familiariser à l’écriture.» Vive, pétillante, joviale, chantre de la justice sociale et de la résilience, elle concède que ni le fait de figurer dans les Oprah’s Favorite Things de la star de la télévision américaine Oprah Winfrey ni les excellentes critiques (justifiées) et encore moins l’argent qui commence à arriver sur son compte en banque n’affectent son quotidien. «J’habite toujours le même appartement avec la même compagne et mon chien Mingus (NDLR: un hommage au génial contrebassiste jazz Charles Mingus).» Un rêve toutefois? «Nous sommes en train de négocier l’adaptation au cinéma d’Arpenter la nuit et pour laquelle je devrais être impliquée dans l’écriture du scénario. Mon rêve serait qu’il soit réalisé par Barry Jenkins, le réalisateur de Moonlight et de la série The Underground Railroad.» On croise définitivement les doigts.

Quand la réalité inspire la fiction

Les victimes des trop nombreux cas de violences policières sous toutes leurs formes (sexuelles dans le cas d’Arpenter la nuit) aux Etats-Unis, majoritairement afro-américaines ou issues des minorités, ne cessent d’inspirer le monde de la littérature. L’ an dernier, l’écrivain haïtien Louis-Philippe Dalembert s’appropriait la mort de George Floyd, tué par la police lors de son arrestation à Minneapolis le 25 mai 2020, pour écrire Milwaukee Blues (éd. Sabine Wespieser) dont le héros imaginaire meurt étouffé par le genou d’un policier. Aussi choquée que son homologue caribéen, l’immense Joyce Carol Oates emprunte aussi la mort de Floyd pour La Nuit. Le sommeil. La mort. Les étoiles (éd. Philippe Rey) et renverse la vapeur avec un Blanc qui tombe dans le coma après s’être fait «taser» par deux policiers. La liste, aussi inépuisable que l’actualité, nous offre de formidables romans. Doit-on s’en réjouir?

(1) Arpenter la nuit, par Leila Mottley, Albin Michel, 401 p.
(1) Arpenter la nuit, par Leila Mottley, Albin Michel, 401 p. © National

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