Le peuple des abysses

Calmar-vampire, poisson-dragon, démon à triple verrue… Les grands fonds marins regorgent de créatures fantastiques. Elles sont les vedettes du documentaire britannique La Planète bleue (Deep Blue), qui sortira en salles le 24 mars. Plongée, en primeur, dans un univers que l’homme n’avait jamais filmé

C’est le territoire de la nuit et du froid glacial. Des ombres rares et lentes flottent dans le vide, surmontées de lumignons perforant l’onde veloutée comme autant de fanaux. Des gueules de cauchemar, plantées de crocs pointus comme des aiguilles, ouvrent leur béance sur des estomacs démesurés. L’ombrelle de molles méduses, ondoyant entre deux eaux, jette des feux intenses en bouffées multicolores. Ces créatures ne doivent rien au pinceau délirant d’un émule de Jules Verne. Elles nous sont rapportées des abysses par la grâce des caméras d’Alastair Fothergill et d’Andy Byatt, les réalisateurs britanniques d’un film extraordinaire consacré aux splendeurs de l’océan, qui sortira en salles le 24 mars. Entre autres merveilles aquatiques û ballet des dauphins harcelant un banc de sardines, coraux se livrant d’insoupçonnées batailles,  » vol  » d’un escadron de raies planant au ras des récifs, orques jaillissant des vagues pour croquer des lions de mer barbotant dans l’écumeà û La Planète bleue nous fait visiter des contrées plus vierges et méconnues que la surface de la lune : le plancher des mers.

L’histoire de l’exploration des grands fonds vaut bien celle de la conquête spatiale. Elle commence d’ailleurs par une virée de quatre ans à travers toutes les mers du globe, entre 1872 et 1876, accomplie par une frégate britannique baptiséeà Challenger. Le navire scientifique laisse couler ses filets jusqu’à 5 500 mètres, zone où l’on pense la vie impossible, pour en rapporter près de 400 espèces sur lesquelles l’homme n’a jamais posé les yeux. La course aux grands fonds a commencé. Pendant des décennies, on se contente de draguer le sol en quête de pêches étranges et fabuleuses. C’est bien mais pas assez, comme le souligne Théodore Monod :  » Que pourrait-on savoir de la faune de France pour ne l’avoir explorée que d’un ballon, à travers une couche de nuages, au moyen d’un grappin et d’un panier à salade balancés à l’aveuglette au bout d’une ficelle ? Qu’aurait-on pêché, avec de la chance, au bout d’un siècle ? Pas grand-chose, je le crains ; un coq de clocher, une coiffe bretonne, quelques coquilles d’huître, un soutien-gorgeà  »

Il faut voir. Observer, dans leur milieu naturel, ces poissons bizarres et épineux de la zone crépusculaire, la couche oligophotique (de 200 à 1 000 mètres), et de la zone sombre, la couche aphotique (au-delà de 1 000 mètres). En 1934, l’Américain William Beebe se risque à bord de son bathysphère suspendu à un câble : il descend à 908 mètres, du côté des Bermudes. Mais il n’en ramène que des visions fantastiques, des récits ahurissants dont on tire des croquis. Un expert du ciel, l’aérostier Auguste Piccard (le professeur Tournesol de Tintin), se jette dans l’aventure en appliquant aux bathyscaphes sa science des ballons : û 4 050 mètres au profondimètre en 1954. Record battu en 1960 par son propre fils, Jacques, et l’américain Don Walsh, qui atteignent le point le plus bas des océans, dans la fosse des Mariannes, à 10 916 mètres û record inégalé. La pression y est de 1 tonne par centimètre carré, soit le poids de 50 avions supportés par une seule personne. A travers le hublot du Trieste, leur bathyscaphe, les deux hommes voient passer la silhouette d’un poisson : contre toute attente, le fond des mers est habité.

Aujourd’hui, seuls 10,2 kilomètres carrés de ce territoire ont été visités par l’homme : il en reste 300 millions à découvrir, qui recèleraient entre 1 et 100 millions d’espèces inconnuesà Chaque plongée dans ces ténèbres assure son lot de nouveautés. Mais les images rapportées sont généralement de qualité médiocre. Pour filmer le diable abyssal ou le démon de mer à triple verrue dans toute leur horrifique splendeur, les équipes de La Planète bleue ont embarqué à bord des sous-marins américains Alvin, de la Woods Hole oceanographic institution, et Johnson sealink II, du Harbor Branch oceanographic institute.  » Ces engins sont réservés des années à l’avance, et chaque descente coûte 25 000 dollars, confie Alastair Fothergill au Vif/L’Express. Nous avons négocié avec les scientifiques : en échange de plongées gratuites, nous équipions leurs sous-marins du meilleur matériel vidéo.  » Une prouesse technique :  » On ne peut filmer correctement au travers des hublots, trop opaques, explique Fothergill. Nous avons donc conçu des caissons spéciaux, télécommandés de l’habitacle du submersible, où placer les caméras haute définition. Et nous avons ajouté des bras pleins de spots lumineux, que les pilotes détestaient : ils craignaient qu’on ne reste accrochés au fond.  » Le plus vaste des submersibles permet à trois hommes de s’entasser comme des sardines pour un voyage de douze heures, jusqu’à 4 500 mètres de profondeur : claustrophobes s’abstenir.

Pour filmer certaines créatures, les cinéastes doivent les remonter à la surface : ils outillent les robots télécommandés du Monterey bay research institute de longs filets, raccordés à des sortes de thermos û la différence de température entre l’eau du fond, à 2 degrés, et celle de la surface suffirait à tuer les animaux û fermés par une porte électronique actionnable du bateau.  » Une fois le fond ratissé, il fallait remonter le tout très lentement, raconte Andy Byatt. Puis mettre l’animal dans un aquarium frigorifié et pressurisé, aux parois rondes, dans lequel on imprime à l’eau un mouvement circulaire, comme une machine à laver très lente, pour qu’il reste bien au centre. Ces animaux n’ont jamais rencontré la moindre surface dure, ils sont entièrement mous, dépourvus de squelette.  »

En une vingtaine de plongées, les réalisateurs tirent le portrait de dizaines d’espèces jamais filmées, aux noms plus évocateurs les uns que les autres : baudroie noire des abysses, grandgousier, diable de mer abyssal, poisson-ogre, poisson-dragon, calmar-vampireà Leur immense bouche bâillant sur un estomac géant attend la proie, rare, quelle que soit sa taille. Le plus souvent, ils doivent se contenter de  » neige océanique  » û particules décomposées de plantes, animaux morts, matières fécales et débris en tous genres qui  » pleuvent  » de la surface. Au plus profond de cette nuit liquide, des feux d’artifice de couleurs, des explosions de lumière jettent des clartés inattendues : pour attirer leurs proies, dissuader leurs prédateurs ou communiquer avec leurs semblables, les êtres des grands fonds sont bioluminescents, capables de créer de la lumière à partir de bactéries.

Byatt et Fothergill rapportent également des images impressionnantes des grands fumeurs noirs, ces cheminées qui crachent des panaches d’eau sombre dont la chaleur (400 degrés, la température du plomb en fusion) est capable de faire fondre les sous-marinsà Pour rendre à l’écran le gigantisme de Godzilla, le plus grand d’entre eux, du haut de ses 45 mètres (un immeuble de 16 étages), ils ont utilisé les jumeaux russes Mir, la paire de sous-marins qui plonge le plus profondément au monde, à 6 500 mètres. Surprise : au pied des grands fumeurs, que l’on croyait toxiques et stériles, la vie palpite comme nulle part ailleurs, plus dense qu’en pleine jungle tropicale ou au c£ur des récifs coralliens. Un pullulement de vers, de concombres de mer, de moules, de crevettes et d’anémones enchevêtrés, se gobergeant de bactéries. On nage en pleine science-fiction.

Marion Festraëts

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