Le passe-Muraille de Chine

Comment le discret spécialiste de peinture chinoise est devenu le redoutable polémiste, l’un des premiers à décrypter la vraie nature du maoïsme. C’est ce que raconte notamment le journaliste Philippe Paquet dans une magistrale biographie consacrée au grand écrivain et sinologue belge. Extraits exclusifs.

Simon Leys (1935-2014) fut un seigneur de la sinologie, doublé d’un grand écrivain de langues française, anglaise et chinoise. Tout le monde l’admet aujourd’hui. Demain, sans doute, cet anticonformiste  » catholique traditionnel « , essayiste de combat, mordant comme Bernanos et orgueilleux comme le prince de Ligne, mis au ban d’une intelligentsia française (de Philippe Sollers au Monde) tombée en maolâtrie dans les années 1970, figurera-t-il au rang des classiques. A moins que ce ne soit déjà le cas. Pour Simon Leys, la  » Révolution culturelle « , entre guillemets, fut fondamentalement  » une lutte pour le pouvoir, menée au sommet entre une poignée d’individus, derrière le rideau de fumée d’un fictif mouvement de masses « . Surtout pas une révolution.

Rien, pourtant, ne destinait ce  » petit Belge « , rejeton d’une grande famille de la bourgeoisie, neveu de l’un des plus avisés gouverneurs du Congo, Pierre Ryckmans, et d’un professeur sommité mondiale en épigraphie orientale Gonzague Ryckmans, à cette navigation entre deux mondes, l’Occident et la Chine. Si ce n’est, diront les superstitieux, sa date de naissance : un 28 septembre, comme le sage Confucius.

Pierre Ryckmans (son véritable nom) disposait d’une telle palette de dons qu’il aurait pu suivre d’autres voies. C’est ce qui ressort de la première biographie, magistrale, du grand reporter de La Libre Belgique, Philippe Paquet, qui entretint une longue correspondance avec son sujet et le rencontra, à plusieurs reprises, en Australie. Une biographie qui a, forcément, les contours d’un portrait chinois.

Ainsi, Simon Leys aurait pu être auteur de BD. Collégien, il fréquente l’atelier de Jacques Laudy. On connaît tous le visage de ce dessinateur surdoué, cofondateur de Tintin, puisque Edgar P. Jacobs a donné ses traits au fameux capitaine Francis Blake. Le jeune Ryckmans abandonne l’atelier pour les bancs de l’université. Mais, pour cet homme essentiellement  » visuel « , peindre restera l’art favori. A Taïwan, il est initié à la peinture chinoise par le cousin de Puyi, le  » dernier empereur « . Il rédige une thèse de doctorat sur Shitao (XVIIe), peintre classique majeur, qui notait :  » Les variantes du poignet permettent les effets d’un naturel plein d’abandon ; ses métamorphoses engendrent l’imprévu et le bizarre ; ses excentricités font des miracles, et quand le poignet est animé par l’esprit, fleuves et montagnes livrent leur âme.  » Au fil des ans, Leys renforce sa maîtrise de la calligraphie, une discipline entre peinture et écriture.

Il aurait pu être professeur de chinois. Au printemps 1955, il reçoit une invitation à visiter la Chine,  » l’autre pôle de l’expérience humaine « ,  » véritable région de l’esprit « . A son retour, il décide d’apprendre le chinois, tout en poursuivant ses études de droit et d’histoire de l’art. Il se frotte à sa pratique à Formose, à Singapour, à Hong Kong. Il est tenté par la poésie, les fées lui ayant offert ce  » don « ,  » humble apanage de tous ceux qui savent découvrir, au fil inconstant des jours, le long courage de vivre et la saveur fugitive de l’instant.  » Sa maîtrise du mandarin l’autorise à enseigner dans cette langue l’histoire de l’art occidental.

Il aurait pu être marin. Depuis Anvers, où sa mère l’emmènait, enfant, regarder les navires à quai, il a toujours chéri la mer. A 16 ans, il embarque pour les bancs d’Islande sur un chalutier ostendais, puis multiplie les stages aux Glénans. Dans les années 1960, il prend plaisir à emprunter les paquebots des Messageries maritimes pour rejoindre l’Extrême-Orient. Ecrivain de marine, il est accueilli sur les patrouilleurs (de taille plus modeste) de la Royale qui écument les antipodes. Il publie une anthologie de La Mer dans la littérature française, et un récit sur Les Naufragés du  » Batavia « . Leys a transmis à ses fils, des jumeaux, cet amour de la mer. A plusieurs reprises, ceux-ci participent à la fameuse Sydney Hobart Yacht Race.

Au fond, le protéiforme Pierre Ryckmans a été tout cela, peintre, poète, marin, professeur de chinois, mais il n’aurait pas été Simon Leys s’il avait continué de croire qu’il était possible  » de vivre en lisant les livres ou en regardant les peintures qu’on aime, en jouissant tranquilleme nt de la culture chinoise « . Un matin de l’été 1967, à Hong Kong, devant sa porte, il assiste à l’assassinat de Li Pin, un artiste de variétés qui animait à la radio une émission satirique en dialecte cantonais, très appréciée de part et d’autre de la frontière. Ce fut sa  » première vraie leçon de politique « ,  » sa première rencontre avec le communisme en action « .  » J’ai compris alors qu’on est acculé, qu’il n’est pas possible d’être seulement en dehors du monde, dans un poste d’observation privilégié, d’être au-dessus de la mêlée, en notant les événements se déroulant au-dessous « , confia-t-il au journaliste Pierre Boncenne, qui voit dans le meurtre de Li Pin  » l’acte de naissance de Simon Leys « .

Pierre Ryckmans se lance alors dans le décryptage de cette prétendue Révolution culturelle. Il prend un pseudo sur les conseils du ministère belge des Affaires étrangères. Le futur attaché culturel à Pékin peut en effet difficilement éditer un brûlot, Les Habits neufs du président Mao, alors que la Belgique fonde des espoirs commerciaux juteux sur l’ouverture de la Chine. Mais pourquoi, précisément,  » Simon Leys  » ? Le sinologue a de la tendresse pour René Leys, le roman de Victor Segalen, où, quelques mois avant la chute de la Chine impériale (1911), le narrateur belge tente de percer le mystère de la Cité interdite. Quant à Simon, c’est un clin d’oeil évangélique, puisque, à sa naissance, c’était le prénom de l’apôtre Pierre. C’est ainsi que Ryckmans devint Leys, le sinologue aux quatre pays : la Belgique, qui le voit naître, la France, qui le fait connaître, la Chine, où il puise  » une nourriture de vie  » et l’Australie, havre de paix dès 1970, pour concevoir les  » huit dixièmes de son oeuvre « .

[EXTRAITS] La  » naissance  » de Simon Leys

 » Le livre Les Habits neufs du président Mao (octobre 1971) aurait pu ne jamais voir le jour – il aurait même dû ne jamais exister. Sa genèse, en 1969, est le fruit d’une improbable rencontre dans un appartement de Hongkong ; et sa publication, le produit d’une succession de rendez-vous manqués. Alors que, profitant d’un congé sabbatique, il enseignait dans la colonie britannique, le sinologue Jacques Pimpaneau reçut la visite d’un de ses anciens étudiants à l’Institut national des langues et civilisations orientales, René Viénet. Fils de docker né au Havre en 1944, passionné de politique, ce dernier s’était signalé aux côtés de Guy Debord, dans les années 1960, au sein de l’Internationale situationniste. Menant de front les activités de chercheur, de traducteur (on lui doit la version française de l’ouvrage fondamental de Harold R. Isaacs, The Tragedy of the Chinese Revolution), d’enseignant et de cinéaste (il réalisa en 1977 le fameux Chinois, encore un effort pour être révolutionnaires), Viénet, qui parlait le chinois et fut le collaborateur de Jacques Gernet à Paris VII, comptait parmi les rares intellectuels de l’époque à se défier du maoïsme. Il caressait le projet d’une « bibliothèque asiatique » et était de passage à Hongkong pour y chercher des documents sur la Chine. Aussi Pimpaneau lui fit-il rencontrer son collègue du New Asia College, Pierre Ryckmans, qui alimentait alors le consulat général de Belgique en rapports sur la Révolution culturelle. Ryckmans appréciait en Pimpaneau le « personnage haut en couleur, original, non conformiste, farfelu, cultivé, généreux », et c’est avec plaisir qu’il répondit à l’invitation. […] Les deux hommes se découvrirent rapidement « deux qualités communes : l’intelligence politique et l’intégrité intellectuelle. » […]

Au cours de la conversation chez Jacques Pimpaneau, Pierre Ryckmans avait évoqué la quantité impressionnante de documents qu’il avait amassés sur la Révolution culturelle. Il se proposa de les montrer à Viénet, qu’il invita à dîner chez lui. C’est en cette occasion qu’il sortit « d’un cageot à légumes des liasses de copies carbones et des manuscrits de notes ». Si le sinologue belge n’avait apparemment songé qu’à garder une trace des événements en constituant ces archives, son collègue français entrevit immédiatement le parti d’en tirer un livre qui irait à contre-courant des idées reçues en France sur Mao et sa dernière révolution. Ce qui ferait dire à Simon Leys trente ans plus tard : « Une chose est certaine : sans lui je n’aurais probablement jamais rien publié – on pourrait dire assez littéralement que c’est Viénet qui m’a inventé. »

René Viénet s’attela à la concrétisation de cette idée dès son retour à Paris, mais se heurta à des difficultés inattendues. Il approcha Jean-François Revel, qui avait rompu avec le socialisme de façon fracassante, en 1970, en publiant Ni Marx ni Jésus. Le philosophe et essayiste était devenu l’un des contempteurs les plus résolus de la « pensée Mao » au fil de ses éditoriaux dans L’Express, et Viénet pouvait légitimement espérer qu’il convaincrait son éditeur, Robert Laffont, d’accueillir le volume de Pierre Ryckmans. Les deux hommes convinrent d’en discuter chez Benoît, un bistrot renommé de la rue Saint-Martin, dans le IVe arrondissement, mais le vin coula, semble-t-il, un peu trop, au point que les passions s’enflammèrent – non pas à propos de la Chine, mais de… Jean-Jacques Servan-Schreiber, le fondateur et directeur de L’Express.

Nullement découragé, Viénet se mit en quête d’une solution de rechange. Après avoir vainement approché Gallimard, il la trouva en Gérard Lebovici. […] Tour à tour imprésario, producteur et distributeur de films, il devint rapidement, grâce à son sens des affaires, un pilier de l’industrie cinématographique française, comptant parmi ses amis Resnais, Truffaut et Rohmer, aussi bien que Belmondo, Montand et Deneuve. Sa rencontre avec Gérard Guégan, critique de cinéma en rupture de ban avec le Parti communiste français et « chômeur porté sur le romanesque » ainsi qu’il se décrivait lui-même, convainquit Lebovici de créer une maison d’édition dont il rêva de faire, en toute modestie, « le Gallimard de la révolution ». C’est Guégan qui en trouva le nom – Champ libre – et en devint le directeur littéraire, mais c’est Lebovici qui l’incarna et la finança ; il dépensait alors de la main gauche ce qu’il gagnait de la main droite.

Car c’est à l’extrême, ou plus exactement à l’ultragauche, que, paradoxalement, ce riche capitaliste nourrissait le débat, avec un goût de plus en plus prononcé pour l’invective et l’anathème qui fit gonfler le nombre de ses ennemis de façon exponentielle. Au printemps 1971, Lebovici croisa la route de Guy Debord, moment décisif puisqu’il ancra Champ libre dans la mouvance situationniste, la maison rééditant bientôt son manifeste, La Société du spectacle. L’éditeur ne jura bientôt plus que par le « pape du situationnisme ». Viénet avait, quant à lui, rompu avec l’Internationale situationniste en février 1971, mais conservait néanmoins des relations amicales avec Debord. […] René Viénet avait donc de bonnes raisons de penser que Guy Debord jugerait dignes d’intérêt les écrits de Pierre Ryckmans, et qu’il persuaderait facilement son ami Lebovici d’y jeter un coup d’oeil. Il ne se trompait pas. L’éditeur, que Leys ne rencontrerait jamais, décida personnellement de publier le li vre à venir après lecture des deux premiers chapitres. Viénet créa pour l’occasion sa fameuse Bibliothèque asiatique, une collection itinérante dont il assuma la direction et qui, au gré des divergences idéologiques et des conflits d’intérêts, migra d’une maison d’édition à une autre, passant, après Champ libre, par UGE, Robert Laffont, Christian Bourgois et Plon. […]  »

Simon Leys, par Philippe Paquet. Gallimard, 670 p. En librairie le 18 février.

Par Emmanuel Hecht

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