Le pari de Barcelone

Associer les deux rives de la Méditerranée dans un processus de paix et de développement : dix ans après le lancement du  » processus de Barcelone « , l’heure est au bilan (mitigé) et à la relance. Un sommet y est consacré dans la capitale catalane, les 27 et 28 novembre

Les 27 et 28 novembre 1995 s’organisait à Barcelone une importante conférence réunissant 15 pays de l’Union européenne (UE) et 12 pays méditerranéens (Chypre, Malte, Turquie, Israël, Maroc, Algérie, Tunisie, Egypte, Jordanie, Syrie, Liban et Territoires palestiniens). La Libye, avec ses 1 700 kilomètres de côte méditerranéenne, n’avait pas été conviée, pas plus que les pays de l’ex-Yougoslavie, pourtant plus méditerranéens que la Jordanie. L’objectif de la conférence était le lancement d’un partenariat euroméditerranéen reliant les deux rives de la Méditerranée, à l’instar de l’Alena, ce partenariat nord-américain qui, depuis le début des années 1990, regroupe les Etats-Unis, le Canada et le Mexique.

La déclaration, adoptée par les 27 partenaires, définissait les axes, les priorités, les modalités et les instruments du partenariat. Il s’agissait, pour faire court, de transformer l’espace méditerranéen, rongé par les conflits et confronté à de graves dysfonctionnements démocratiques, démographiques et de développement, en une  » zone de paix, de stabilité et de prospérité « , à l’horizon de 2010.

Le pari de Barcelone se fondait sur un scénario optimiste : le partenariat enclencherait une  » dynamique vertueuse  » : le démantèlement des protections douanières et l’ouverture commerciale exposeraient les pays méditerranéens à la compétition internationale. Celle-ci les obligerait à prendre des mesures d’accompagnement : réformes institutionnelles, gouvernance administrative, privatisations, dynamisation de l’appareil productif local, promotion de la coopération régionale et, enfin, réduction du rôle de l’Etat entrepreneur au profit de l’Etat régulateur et redistributeur. En somme, la recette libérale dans sa version la plus orthodoxe des marchés dérégulés, censés accroître l’attractivité de l’espace méditerranéen pour les investisseurs locaux et internationaux, privés et publics, ce qui devrait, naturellement, pensait-t-on, concourir à la compétitivité de la région, à la croissance, à la réduction de la pression migratoire, à l’affaiblissement de la  » contestation islamiste  » et des  » remous sociaux  » ; bref, à la stabilité de l’espace méditerranéen.

Ce scénario optimiste d’une stabilité par  » l’économie  » se conjuguait, du point de vue européen, à un autre scénario, tout aussi optimiste et quasi angélique, d’une stabilité par la démocratie et la paix. Ici l’hypothèse postulait que le développement économique, induit par l’ouverture des marchés et leur exposition à la concurrence internationale, à la captation d’investissements étrangers et à la privatisation, finirait par élargir  » les classes moyennes « , vectrices des transformations démocratiques. C’est-à-dire la fin, par mort naturelle, des régimes politiques clos, l’acceptation de l’alternance politique et de la rotation des équipes dirigeantes, et, en fin de compte, la fin des situations de rente.

Enfin la stabilité par la paix. En effet, en 1995, le processus de paix israélo-arabe semblait sur les rails. Certes le Premier ministre israélien Yitzhak Rabin venait d’être assassiné par un des siens, mais son successeur, Shimon Peres, était crédité de l’image d’un  » timonier de la paix « . L’UE faisait dès lors le pari que le processus d’Oslo était enclenché et qu’il se poursuivrait jusqu’à son aboutissement normal, à savoir un Etat palestinien souverain et viable. Il était de son devoir de le soutenir, non pas en faisant ombrage au parrain américain, mais en invitant Israéliens et Palestiniens à participer à la conférence de Barcelone comme s’il s’agissait de deux entités distinctes (ce qui est vrai) et pleinement souveraines (ce qui est faux).

Maigre moisson

A l’approche du dixième anniversaire de la conférence de Barcelone, on ne compte plus les rapports censés faire le bilan du processus engagé. Je ne me hasarderai pas, ici, à faire l’inventaire complet des reproches réciproques, des réalisations accomplies et des défaillances constatées de ce qui n’est qu’un processus en cours. Une chose est certaine : le processus de Barcelone n’a pas tenu ses promesses, en dépit de quelques timides avancées. En effet, en regard des ambitions affichées en 1995, la moisson paraît fort maigre et sur les grands dossiers (libéralisation commerciale, ouverture des systèmes politiques et prévention des conflits) ; les lenteurs, voire les échecs, ont affecté la crédibilité de l’ensemble du dispositif.

D’abord, la libéralisation économique a été lente, puisque la protection tarifaire des pays partenaires méditerranéens du Sud (les pays  » MED « ) est demeurée élevée comparativement à d’autres zones émergentes : en 2003, la moyenne simple des droits de douane appliquée dans l’industrie était de 17 % dans les pays MED, contre 10 % en Asie, 9,5 % en Amérique latine et 5,2 % pour les nouveaux membres de l’UE. Certes, l’Europe a dé-boursé, en moyenne, 800 millions d’euros par an, en financement MEDA (l’instrument financier de cette rive), mais cette somme est saupoudrée sur plusieurs pays et trop modique en comparaison des 15 milliards d’euros que les pays MED paient en service de leur dette. Tandis que les investissements européens se détournent d’une région fragmentée, tourmentée et peu attrayante : 1 % des investissements extérieurs européens se dirigent vers cette région, pourtant  » prioritaire  » dans le discours de la Commission. Pas étonnant dès lors que la part des pays MED dans les échanges mondiaux stagne à 2,2 % que leur part sur le marché européen ne progresse que légèrement, oscillant entre 5 et 6 %, et que leur croissance moyenne entre 1995 et 2005 ne dépasse guère 2 à 2,5 %, bien insuffisante pour enclencher le cercle vertueux du décollage.

Ensuite, l’ouverture des systèmes politiques s’est avérée presque un v£u pieux. Certes, des élections libres ont été tenues en Palestine occupée et au Liban, débarrassé des troupes syriennes. Certes, le président Moubarak a ouvert l’élection présidentielle à la compétition entre plusieurs candidats. Mais, globalement, les systèmes politiques demeurent clos, même si la société civile se montre plus bruyante, courageuse et revendicative.

Enfin le développement par la paix. Ici aussi, l’échec est flagrant. En lançant le partenariat, l’UE soulignait que son intention n’était pas de  » trouver des solutions  » aux conflits qui tenaillent la région, notamment le conflit israélo-arabe, mais qu’elle souhaitait contribuer à détendre l’atmosphère, permettre le dialogue entre les protagonistes de manière à promouvoir une intégration régionale. C’est une position louable, mais naïve. En effet, l’insistance de l’UE à inviter à Barcelone Arabes et Israéliens, si elle se justifiait dans le climat optimiste ouvert par les accords d’Oslo en 1993, devenait, après le déraillement du processus de paix et après le 11- Septembre, une  » pierre d’achoppement  » entravant le bon déroulement du partenariat. Pourquoi ? A cause, à mon sens, d’une inversion méthodologique, l’UE recherchant une normalisation des relations entre Arabes et Israéliens avant la fin du conflit, alors que le projet communautaire européen n’avait pu voir le jour, dans les années 1950, qu’une fois clos le conflit déclenché par la Seconde Guerre mondiale, les frontières reconnues et les puissances européennes réconciliées.

Ainsi, sur les questions les plus centrales qui constituent l’épine dorsale du projet partenarial, le bilan est plus que mitigé. Est-ce que la nouvelle politique de voisinage que l’UE propose désormais aux pays méditerranéens, de l’Europe orientale et du Caucase pourra revitaliser le partenariat, l’approfondir et le sortir de la seule logique commerciale ? Ou sera-t-elle simplement une nouvelle rhétorique masquant à nouveau des préoccupations sécuritaires ? Seul l’avenir nous le dira.

Pr Bichara Khader

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