Le Nobel aux semelles de vent

Marianne Payot Journaliste

Cet arpenteur du monde et des cultures publie deux longues nouvelles illuminées par la bravoure de ses jeunes héroïnes. Rencontre, à Nice, avec un écrivain toujours aussi révolté par l’injustice.

Il a sa tenue de camouflage, casquette, lunettes noires, sandales avec chaussettes, ne manque que l’appareil photo en bandoulière, réservé à ses pérégrinations parisiennes. Pourtant, le populaire Jean-Marie Gustave Le Clézio l’affirme :  » Il était beaucoup plus difficile d’échapper aux curieux au moment du Renaudot – remporté à 23 ans pour Le Procès-Verbal. Aujourd’hui, avec mon grand âge, on ose moins m’aborder.  » Soit.

Tenue ou pas, ici, sur le port de Nice,  » J. M. G.  » n’a rien d’un touriste. Il y est né, y a grandi et essuyé les bombardements, le froid et la faim des années de guerre. A vrai dire, on aurait pu le rencontrer, à quelques semaines près, à Rabat, à Nankin, à Mexico, voire – plus difficilement – à Paris… Le charme de la géographie leclézienne. Alors va pour Nice, sa promenade, ses Anglais et son Prix Nobel de littérature. L’alibi pour coudoyer le septuagénaire,  » désespérément  » jeune, élancé et beau ? Un solide, en béton, quelque 240 pages composant deux nouvelles, Tempête et Une femme sans identité, ou plutôt  » deux novellas « , comme aurait voulu l’intituler Jean-Marie – mention rétrogradée au statut de sous-titre par le marketing de Gallimard.  » Novella « , un joli mot italien, adopté par les Anglo-Saxons, signifiant  » longue nouvelle qui ressemble à un roman « . Un livre qui aurait pu ne jamais voir le jour si J. M. G. avait réussi à convaincre un producteur lors du festival international du film de Busan, en Corée du Sud. Car, à l’origine, Tempête était un scénario que l’auteur voulait faire réaliser par un cinéaste coréen sur l’île d’Udo.  » J’avais même choisi les acteurs, sourit le grand blond. Mais bon, j’ai transformé le scénario en nouvelle et j’en ai écrit une autre dans la foulée.  » Voilà comment, trois ans après son recueil de nouvelles, Histoire du pied et autres fantaisies, et x années avant la publication de son roman ( » J’en suis à la moitié « ), paraît,  » par diversion « , Tempête. Deux novellas.

C’est en Corée du Sud, aux Etats-Unis et à Paris que le Nobel 2008 a imaginé les beaux portraits de jeunes filles qui illuminent ces deux récits. En fait, J. M. G. peut écrire partout – une chance pour ce nomade dans l’âme -, à condition de ne pas jouir de trop belles vues, comme à Douarnenez, en Bretagne, l’un de ses nombreux ports d’attache.  » J’aime les terrains vagues « , confie-t-il en sirotant son Coca-Cola. Ou les endroits clos et aveugles :  » J’ai écrit L’Africain dans une cellule de la BNF (NDLR : la Bibliothèque nationale de France, à Paris). C’était parfait, j’empruntais des microfilms pour donner le change, et je travaillais là toute la journée. Je songe à y retourner bientôt.  » Curieux homme, que l’on a connu taciturne, renfermé, presque ténébreux, et qui se présente quasi guilleret sous le soleil niçois.

 » Je suis assez inoccupé  » dit ce maître dans l’art du refus

L’effet Nobel ? Les lauriers de Stockholm ont eu, entre autres vertus, on le sait, de lui permettre de rembourser ses dettes. Mais pour le reste, le 14e Prix Nobel français de littérature ne ploie-t-il pas sous le poids des sollicitations ? N’écrit-il pas sous la pression de ses lecteurs ?

 » Non, non, je suis assez inoccupé « , sourit-il – une boutade, n’en doutons pas, de la part de cet  » îlien du continent « , arpenteur du monde en compagnie de sa femme, Jémia, hôte des grandes universités de Corée et de Chine (où il enseigne la littérature, l’art, le cinéma) et modeste artisan de la plume (il multiplie les préfaces et essais, le prochain à venir portant sur les  » énigmes  » de la poétesse mexicaine Soeur Juana Inés de la Cruz), mais qui est aussi passé maître, avec l’aide active de Jémia, dans l’art du refus.  » Le prix Nobel, c’est une contingence, ce n’est pas la réalité, lâche l’auteur de Désert. La réalité, c’est une table, du papier… Quand on écrit, on oublie tout, dans une relative innocence et une certaine inconscience, comme s’il s’agissait du premier livre chaque fois.  » Ou presque. Car ses premiers écrits, il les a rédigés très, très jeune – dès ses 8 ans, pour tromper l’ennui de la longue traversée qui le menait vers son père, médecin au Nigeria – et n’en est pas forcément fier :  » L’autre jour, ma fille a déniché l’un des cahiers de mes 15 ans. J’étais consterné par la lourdeur du propos et son esprit de sérieux. Et puis, je tentais d’écrire comme Rimbaud. Or n’est pas Rimbaud ni Christine de Pisan qui veut !  » Christine de Pisan ? L’oeil malicieux, l’auteur d’Ourania rappelle la grande poétesse du XVe siècle, contemporaine de Jeanne d’Arc, et ses combats de femme de lettres veuve et démunie.

Les femmes, les îles, la mer, l’Afrique, les errants, Malraux… C’est tout le panthéon leclézien qui se dessine dans ses novellas. June, la narratrice de Tempête, et Rachel, celle d’Une femme sans identité ( » J’aime bien changer de peau « ), sont les pendants d’une même humanité bafouée : la première, fille sans père, est réfugiée avec sa mère sur l’île subtropicale d’Udo, la seconde, fille sans mère, est à la dérive dans l’Ile-de-France après avoir quitté le Ghana avec sa famille, ruinée. Toutes deux, en quête de leurs origines et de leurs racines, affrontent le monde des adultes, se révoltent, sombrent puis se redressent, tête haute, vaillantes. Et puis il y a ces pêcheuses d’ormeaux très âgées, rhumatisantes sur terre et sirènes dans l’eau, risquant leur vie à chaque prise,  » bien plus résistantes que les hommes « . L’homme, lui, se fait soit violeur, soit complice par lâcheté. Ainsi de Philip Kyo (en référence au héros de La Condition humaine), la deuxième voix de Tempête, ancien photographe de guerre, hanté par le remords de n’être pas intervenu lors d’un viol collectif à Hué. C’est au contact de June, souffleuse d’énergie, que l’homme, désabusé, sifflotera de nouveau.

Pas de June pour Le Clézio, mais la mer. L’anecdote date de 1948 :  » En route vers le Nigeria avec ma mère et mon frère, nous avons fait une escale au Ghana. Là, nous sommes partis à cheval vers une grande plage et nous nous sommes baignés. Je découvrais l’océan – à Nice, les Allemands avaient érigé un mur sur le port. Ce premier bain m’a donné l’impression d’être littéralement lavé par la mer. Un souvenir qui marque pour la vie.  » Depuis lors, l’auteur du Chercheur d’or, qui rêverait de s’installer sur la terre de ses ancêtres, à l’île Maurice ( » mais Jémia – c’est elle, la vraie nomade – est angoissée par la finitude des îles « ), n’a cessé de tenter d’épurer le monde occidental, dénonçant l’exploitation des civilisations vaincues, des Amérindiens d’hier aux Chagossiens d’aujourd’hui. Pour que cette peuplade puisse revenir sur son archipel des Chagos, propriété britannique louée aux Américains, qui y ont créé la base militaire de Diego Garcia, il a même harangué Obama…  » We don’t have time for that « , lui répondit en substance le staff du président.

Lorsqu’il prononça son discours de réception du prix Nobel, le 7 décembre 2008, J. M. G. remercia la docte assemblée d’avoir couronné un auteur franco-mauricien. Aujourd’hui, le membre du jury Renaudot se revendique d’une nouvelle nationalité :  » La littérature française, lieu magnifique où vous vous retrouvez en bonne compagnie, de Christine de Pisan à Baudelaire, Frantz Fanon et Patrick Modiano.  »

Tempête. Deux novellas, par J. M. G. Le Clézio. Gallimard, 238 p.

Marianne Payot

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