LE MYTHE ET LA DICTATURE

A l’origine d’un désastre économique et d’un chaos moral,  » El Comandante  » a mystifié le monde entier pour atteindre le seul objectif qui lui importait : entrer dans l’histoire. Son décès, le 25 novembre, dévoile la face noire du dernier  » géant du XXe siècle « .

Retiré de la vie publique depuis dix ans, il était encore là, Castro, toujours présent – omniprésent – à l’esprit des Cubains, de ceux de  » la grande île  » comme de ceux de l’exil. Présent dans les consciences depuis si longtemps, il a occupé le paysage médiatique et l’imaginaire de tout un peuple. Même quand il est devenu malade en 2006, à La Havane, sa présence invisible est demeurée tangible, à la manière d’un monarque de droit divin dont la présence, comme l’absence, effraie et fascine. On appelle ça un mythe. Celui de Fidel Castro s’est éteint à l’âge de 90 ans. Mais son spectre n’est pas près de s’effacer…

Dernier géant du XXe siècle, Fidel Castro Ruz a défié onze présidents américains et, au cours d’un règne démarré sous le pape Jean XXIII, a tutoyé six chefs d’Etat de l’URSS, de Nikita Khrouchtchev à Mikhaïl Gorbatchev. En 1962, à l’âge de 46 ans, sa mégalomanie précipita le monde vers la crise des missiles, c’est-à-dire au bord d’un conflit nucléaire. Et, dès 1966, à l’occasion de la conférence Tricontinentale, à La Havane, il imposa pour toujours son  » leadership  » sur les autres dirigeants du tiers-monde, définissant les rapports de celui-ci avec les deux superpuissances dont il se considérait l’égal.

Force de la nature capable de plonger en apnée à dix mètres ou de travailler des nuits entières, hypermnésique et obsessionnel, narcissique et génial, Castro n’était pas exactement humain. C’était plutôt un phénomène naturel : un ouragan tropical qui se mit à balayer l’Amérique latine dès le triomphe de sa révolution, le 1er janvier 1959. Obnubilé par l’exportation de la subversion, il parvint à ses fins en 1979 au Nicaragua, répétant l’exploit accompli chez lui vingt ans auparavant. Dans les années 2000, sous Chavez et sous une forme différente (sans guérilla mais par les urnes), il prit, cette fois, le contrôle du Venezuela… pour le conduire à sa ruine.

Dans les années 1980, le démiurge réussit le pari insensé d’engager son armée au-delà des mers, jusqu’en Angola, pour combattre l’Afrique du Sud, ce qui valut à Castro la reconnaissance éternelle de Nelson Mandela. Entré de son vivant dans les livres d’histoire, le Lider maximo aura exercé une influence internationale inversement proportionnelle à la modeste taille de Cuba : 11,5 millions d’âmes, sans compter les 2 millions de Cubains de l’exil qui ont préféré fuir la tyrannie, la misère et la désespérance.

Il voulait vivre jusqu’à 120 ans

Fidel est mort. Et, avec lui, l’idée même de la révolution cubaine. Celle-ci s’est muée depuis longtemps en monarchie de droit divin. Les Castro y règnent sans partage, ayant remplacé le vieux slogan  » Dans la révolution, tout ; contre la révolution, rien !  » par :  » Dans la famille, tout…  » Peu leur importe si le temps reste figé ; la révolution, congelée ; et si, aujourd’hui encore, au milieu des façades décrépites, le présent ressemble terriblement au passé.

C’est sans doute l’une des caractéristiques les plus remarquables de Castro d’avoir su maîtriser le temps au point que plus rien ne bouge autour de lui, d’avoir su résister à l’histoire en marche, notamment depuis 1989 et la chute du mur de Berlin.  » La guerre froide est terminée pour tout le monde, sauf pour nous « , nous disait, voilà une dizaine d’années, à Miami, Joe Garcia, un Cubain de l’exil. Le récent dégel entre La Havane et Washington a un peu fait bouger les lignes. Un peu seulement. Pour Raul Castro, il s’agissait avant tout de garantir la survie économique immédiate du régime et pour Barack Obama d’engranger un succès diplomatique. Avec Raul, le régime repose toujours sur deux piliers : le ministère des Forces armées (Minfar), qui contrôle 80 % de l’économie (la production de nickel comme le secteur du tourisme), et le ministère de l’Intérieur (Minint) et sa redoutable police politique.

Fidel, qui se pensait éternel, aurait voulu vivre 120 ans. Un de ses médecins lui avait sérieusement expliqué que c’était possible. Chez lui, l’obsession de la durée, qui exigea cette mise en quarantaine de la vie qui va, la résistance au mouvement, à l’ouverture, à la modernité, a finalement accompli son oeuvre. Et Castro, son destin. Ce destin, c’était le pouvoir. Rien d’autre, tout compte fait. Un pouvoir absolu, sans partage, obsessionnel et paranoïaque.

Un Jésus fumeur de cigares

Qu’il soit exercé au nom du socialisme importait peu. Celui-ci fut le vecteur idéologique d’une aventure avant tout personnelle, même si elle a affecté des millions d’êtres humains. La rencontre de Castro et du marxisme reste nimbée d’un opportun mystère, alors que cet ancien élève des jésuites arborait une grande croix autour du cou quand il prit le pouvoir et qu’il fut traité, lui et ses commandants, comme un Jésus fumeur de cigares entouré de ses apôtres par la foule cubaine en liesse, empreinte de religiosité et prompte à déceler le doigt de Dieu dans le moindre événement quotidien. Il déclarait alors, dans une interview au journal Bohemia, qu’il n’était pas communiste. Il dira plus tard qu’il était marxiste-léniniste depuis longtemps, en fait, depuis ses jours mouvementés à l’université de droit de La Havane, où les différends politiques se réglaient au revolver.

Le marxisme, pour lui, fut sans doute comme son uniforme vert olive, l’habit neuf d’un dictateur qui estima vite opportun de s’allier avec l’Union soviétique, histoire de réchauffer un peu la guerre froide. Nikita Khrouchtchev, cependant, le jugeait irresponsable alors que le dirigeant cubain était prêt, lors de la crise des missiles, en 1962, à déclencher un troisième conflit mondial, et estimait que l’ami argentin, Ernesto  » Che  » Guevara, était, quant à lui, un exalté prochinois. Du marxisme de Castro, on inventa à Cuba une version caraïbe, le castrisme, qui fut un temps prise pour une variante doctrinale alors qu’elle ne fut, dès les premiers instants, qu’une belle mystification, un leurre, le rideau de fumée derrière lequel se dissimula le féroce appétit de pouvoir d’un homme fou de lui-même. Elle eut son heure de gloire, cette doctrine qui mêlait le façonnage d’un  » homme nouveau  » et la théorie du  » foco  » (foyer) révolutionnaire censé propager la révolte et créer, le long de l’épine dorsale des Andes, deux ou trois nouveaux Vietnam.

Elle garde encore aujourd’hui quelques partisans, malgré la honteuse hypocrisie d’une société prétendument égalitaire où une élite encore plus resserrée que dans le monde capitaliste accumule richesses, pouvoir et privilèges.

David des Caraïbes contre Goliath yankee

Au milieu du désastre économique et du chaos moral que tisse toujours ce couple infernal formé par la tyrannie et la misère, Fidel a régné par son charisme incomparable, son autorité naturelle et l’aura romantique dont il a su envelopper une guérilla perdue dans la montagne face aux armées d’une dictature carnavalesque et caricaturale dans sa cruauté, celle de Fulgencio Batista. Dès le début, ses poses de David des Caraïbes face au Goliath nord-américain, font de lui l’un des dirigeants les plus influents des temps modernes. Pour de nombreux jeunes, surtout en Amérique latine, il reste, sinon un modèle, du moins un héros. Sa visite à Buenos Aires, en mai 2003 – à peine un mois après la rafle de 75 dissidents pacifistes cubains dans la grande île, dont les peines cumulées atteignaient mille quatre cent cinquante années de prison -, a été un triomphe, tout à fait dérangeant pour les amis de la liberté.

Un mystère autour du chiffre 26

Fils d’une famille de riches paysans de la région de Biran, dans l’est du pays, Castro était né le 13 août 1926. Dans la saga de Castro, le 26 est un chiffre fétiche. Lui-même aimait rappeler qu’il n’avait que 26 ans lorsqu’il organisa la résistance à Batista, en 1952 (52 étant le double de 26, ajoutait-il). La désastreuse attaque de la caserne de Moncada eut lieu un 26 juillet, en 1953. Elle fut une Bérézina totale, faute d’expérience, de préparation et d’organisation, mais Castro sut la transformer pour la postérité en geste glorieuse et son organisation sera par la suite baptisée  » Mouvement du 26 Juillet « , en souvenir d’un événement qu’il eût été pourtant plus sage d’oublier. Des proches de Fidel affirment que leur leader choisissait souvent la date du 26 pour prendre des décisions importantes ou prononcer de grands discours.  » Il y a peut-être un mystère autour du chiffre 26 « , dit un jour Castro. Né ainsi sous le signe du Lion, ce qui n’est pas un détail à Cuba, île superstitieuse, le jeune Fidel sera assez bagarreur et indiscipliné.  » Tous les jours il se battait. Il avait un caractère très explosif « , racontera plus tard son frère Ramon, en évoquant leur enfance à l’école.

A l’université, Fidel devient activiste

Quand Fidel voit le jour, après son frère Ramon et sa soeur Angela, il est le troisième enfant illégitime d’un propriétaire terrien originaire de Galice, en Espagne, Angel Castro y Argiz, alors âgé de 50 ans, et de sa gouvernante, Lina Ruz Gonzalez, qui a environ 25 ans. Raul naît trois ans plus tard et ensuite suivront trois filles. Le père de ces sept enfants est un personnage riche, autoritaire et imposant. La mère, une femme douce et pieuse. Lui-même, à l’école mariste de Santiago, puis au prestigieux collège jésuite de Belen, à La Havane, suivra une éducation religieuse.

A 18 ans, il s’inscrit à la faculté de droit de la capitale cubaine, avec l’intention de devenir avocat.  » Comme j’avais l’habitude de débattre et de discuter, expliquera- t-il, j’étais convaincu que j’étais qualifié pour cette profession.  » L’université est alors dominée par des bandes rivales qui relèvent plus du gangstérisme que du militantisme estudiantin. Fidel s’y fait une place, difficilement, et devient un activiste qui se prend déjà pour l’héritier de José Marti, l’apôtre et le martyr de l’indépendance cubaine face aux Espagnols.

Fidel l’infidèle : sept enfants issus de trois liaisons

Il se marie, le 12 octobre 1948, avec Mirta Diaz-Balart, soeur de l’un de ses amis, Rafael, et fille d’un avocat maire de la ville de Banes, dans la province d’Oriente, non loin de Biran. Le 1er septembre 1949 naît le premier fils de Fidel. Il porte le même prénom que son père et, pour tous, il est  » Fidelito « , le petit Fidel. Ironie de l’histoire : la famille Diaz-Balart, alors proche de Fulgencio Batista, lui aussi originaire de Banes, la ville de l’United Fruit Company, deviendra plus tard un grand nom de l’exil anticastriste en Floride. Fidel l’infidèle délaissera bientôt Mirta pour d’autres femmes. En tout, il aura sept enfants (certains disent neuf) issus de trois liaisons (certains disent cinq).

Batista, un militaire métis, est un vétéran du coup d’Etat, depuis sa participation au soulèvement de 1933 qui mit un terme à la dictature de Gerardo Machado, et il domine la vie politique depuis des années. Il est élu démocratiquement président en 1940, et se révèle plutôt progressiste (deux de ses ministres sont d’ailleurs communistes), puis se retire après sa défaite de 1944. A l’aube du 10 mars 1952, Batista revient sur le devant de la scène. Candidat à l’élection présidentielle, il évalue ses faibles chances de l’emporter et organise un putsch militaire. Il se proclame chef de l’Etat. Le truand américain Meyer Lansky devient bientôt son conseiller personnel chargé de… la réforme des casinos ! Fidel Castro découvre dans ce coup d’Etat une nouvelle raison de se révolter. En Batista, l’ami de sa belle-famille, il a trouvé son ennemi. Dès cet instant s’ébauche sa destinée.

26 juillet 1953, désastre à Moncada

Le 26 juillet 1953, Fidel Castro, activiste brouillon, bagarreur mais déjà beau parleur, candidat à un poste de sénateur sous les couleurs du  » Parti orthodoxe « , frustré d’une campagne, et peut-être même d’un succès, par le coup d’Etat de Batista, ouvre les hostilités. Il est flanqué de son petit frère, Raul, et d’une centaine de jeunes combattants et lance, avec amateurisme et une confondante désinvolture, une attaque contre la deuxième forteresse militaire de l’île, la caserne de Moncada, près de Santiago.

Les assaillants subissent de lourdes pertes. Ceux qui sont pris sont torturés et assassinés. Castro et son frère, qui ont fui dans les montagnes d’Oriente, sont finalement arrêtés et un procès a lieu. Jeune avocat fraîchement diplômé, Fidel se défend lui-même et transforme sa plaidoirie en acte d’accusation de Batista.  » L’histoire m’acquittera « , conclut-il, grandiloquent.

Ce texte fondateur est largement diffusé dans l’île. La presse – notamment Bohemia – et la jeunesse s’enflamment pour le jeune et éloquent reclus de la prison de l’île des Pins. En novembre 1954, Batista est officiellement élu président de la République, à la suite d’un scrutin gangrené par la fraude, et, le 15 mai 1955, l’homme de Banes décide, sous la pression populaire, d’amnistier le garçon de Biran, l’ami de ses amis, le fils de ses voisins de la province d’Oriente et, avec lui ses camarades encore emprisonnés. Lesquels partent en exil au Mexique, où les militants du nouveau Mouvement du 26 Juillet s’entraînent à la guérilla, qu’ils comptent bien mener un jour à Cuba. C’est à Mexico que Fidel rencontre le Che, jeune médecin argentin, marxiste, asthmatique et, parfois, talentueux photographe. Guevara, doctrinaire et radical, subjugue Castro et tous deux semblent inséparables.

Le Messie et ses 12 apôtres

En décembre 1956, un yacht nommé Granma, venu du Yucatán, débarque sur les côtes de la province d’Oriente, à Cuba, avec à son bord 82 hommes. Beaucoup sont malades, après une traversée des eaux agitées du golfe du Mexique. A terre, les troupes de Batista les attendent de pied ferme, car les projets des jeunes révolutionnaires, assez peu discrets, sont connus des services cubains. Une soixantaine d’insurgés sont tués quand ils débarquent. Castro sauve sa peau et se réfugie dans la plus grande chaîne montagneuse de Cuba, la sierra Maestra, qui culmine à 2 000 mètres. Avec lui, sans doute, une vingtaine de survivants, et derrière lui, déjà, une légende, celle de Castro et ses 12 soldats, qui débarquent, tels le Messie et ses apôtres, pour libérer les Cubains du joug de Batista.

Alors que des mouvements insurrectionnels se développent dans l’île, Castro, dans ses montagnes, s’appuie sur les paysans pauvres et promet une réforme agraire. La presse internationale s’intéresse à lui, notamment le New York Times, et le décrit comme un Robin des Bois barbu, rebelle mais bon chrétien, ami de la démocratie et des Etats-Unis. Il prétend alors adhérer aux principes de Jefferson, vénère le New Deal de Roosevelt. Il dit n’avoir aucune intention de nationaliser l’industrie.

A l’aube du 1er janvier 1959, Fulgencio Batista embarque à bord d’un avion où sont rassemblés ses dollars et ses proches, et s’envole. Il fuit Cuba, alors que La Havane tombe comme un fruit mûr après l’avancée victorieuse de deux colonnes, l’une menée par le Che et l’autre par Camilo Cienfuegos, à travers l’île d’est en ouest, alors que l’armée est en débandade et la foule bienheureuse d’accueillir les barbus comme ses libérateurs. Il n’aura fallu que deux ans aux jeunes révolutionnaires de la sierra Maestra pour s’emparer du pouvoir au coeur de la capitale. Ils le font promptement, et avec une certaine brutalité.

La révolution ne devient  » socialiste  » qu’en 1961

Dès le 2 janvier, les exécutions commencent. Les premières sont ordonnées par Raul ; les suivantes, par des tribunaux révolutionnaires dont les audiences se déroulent souvent dans des stades, devant des foules excitées. Les pelotons fusillent à tour de bras, sous les hourras des spectateurs. Ceux de la forteresse de la Cabaña, à La Havane, sont sous les ordres du Che. Selon Castro, 550  » criminels  » ont ainsi été exécutés et 1 900 personnes ont fait l’objet d’un procès.

Dès les premiers mois de 1959, et contrairement à ses anciennes déclarations, Castro commence à nationaliser les industries américaines, et la plus célèbre d’entre elles, l’United Fruit. Cuba n’a plus de pétrole, car les sociétés pétrolières américaines, dont les raffineries ont été nationalisées, refusent de lui en livrer. Fidel signe alors, en février 1960, un accord avec l’Union soviétique portant sur l’achat de pétrole. Peu à peu, les liens se resserrent entre Moscou et La Havane. En 1961, Castro annonce la  » nature socialiste  » de la révolution. Il se définit lui-même comme marxiste-léniniste. Cuba, dit-il, adopte le communisme. La même année, 1 400 exilés cubains, financés par la CIA, débarquent dans le sud de Cuba, sur la plage Giron, dans la baie des Cochons. L’opération est un désastre. Elle ne provoque pas le soulèvement populaire espéré. La crise des missiles, l’année suivante, achève de figer Cuba dans la posture de l’îlot communiste défiant, dans son arrière-cour occidentale, l’empire américain.

La rhétorique de l’enfermement, de la menace permanente, de l’invasion probable permet de maintenir mobilisée et sous contrôle la population cubaine. Sous la menace de l’ennemi, la dissidence devient une trahison. Castro, pour rester au pouvoir, a besoin de se transformer en cible de l’impérialisme.

Fidel approuve la répression à Prague en 1968

L’état permanent d’exception permet d’étouffer les libertés sous le prétexte de la défense du pays et de son système  » socialiste « . Le chef suprême gardera ainsi presque toujours son uniforme vert olive ; cette tenue martiale est le symbole de la militarisation sociale d’un peuple sur le pied de guerre. Enrôlé malgré lui dans un conflit avec l’Oncle Sam, ce peuple reste néanmoins encadré par les comités de défense de la révolution, dépendant des autorités pour son emploi, son logement, l’essentiel de son alimentation, sa liberté et sa survie. Aux injonctions de Fidel, les Cubains marchent et agitent des petits drapeaux. Sous les apparences de la foi et de la ferveur militante se dissimule un sentiment très humain : la peur.

On aurait pu s’en douter depuis longtemps. Ceux qui rêvaient en Europe, vers la fin des années 1960, d’aller couper la canne à sucre pour sauver la révolution, qui accrochaient la photo du Che au mur de leur chambrette, ceux qui étaient absolument persuadés qu’il s’était dit des choses essentielles entre Sartre et Castro quand le philosophe français vint adouber intellectuellement le caudillo cubain, auraient pu tout de même s’interroger sur les raisons qui avaient poussé Fidel à approuver, en août 1968, le coup de Prague des Soviétiques. Plus tard, il approuvera aussi l’invasion de l’Afghanistan par l’Armée rouge. Les intellectuels, si nombreux à juger séduisante la révolution castriste, auraient pu déchanter quand, le 20 mars 1971, fut emprisonné un poète, Heberto Padilla, dont le crime avait été d’avoir publié deux ans plus tôt un recueil de poèmes, Hors-jeu, critique à l’égard du Lider maximo. Son autocritique pitoyable, suivie plus tard par celle du général Ochoa (en 1989), aurait dû les dégoûter enfin, leur faire comprendre plus vite que le régime né de la romantique guérilla de la sierra Maestra était non pas une séduisante utopie mais une sinistre machinerie dictatoriale, une version tropicale du stalinisme. Ce réveil de la conscience est arrivé bien tard et il n’est toujours pas universel.

Cuba, sous Castro, fut le plus dérangeant des goulags, car, alors que des poètes, des journalistes, des militants chrétiens, des démocrates humanistes étaient pris dans des rafles, comme celle de mars 2003, alors que, depuis des années, l’obsession de milliers de Cubains était de s’enfuir de l’île, quitte à traverser la mer sur des chambres à air au milieu des requins, quitte à en mourir, quitte à souhaiter voir partir leurs enfants et ne plus les revoir, des touristes s’y promenaient et s’y promènent toujours. Ils le font sans sentiment de culpabilité apparent de contribuer par leurs devises – qui vont directement dans la poche des généraux – à la survie d’un système liberticide.

Avec sa chaleur, ses cigares, sa musique, ses amours tarifées, ses vieilles voitures américaines, son rhum et ses jolies plages, Cuba est la deuxième destination touristique des Caraïbes, après la République dominicaine.

Le monarque est mort et des milliers de Cubains ont du mal à la croire. Du trépas de Fidel, hier encore, on faisait des blagues dans l’île. Celle-ci, par exemple, qui date des années 2000 : Pepito téléphone au comité central et demande à parler à son premier secrétaire, Fidel Castro.  » Désolé de t’annoncer une triste nouvelle, Pepito, répond le fonctionnaire au bout de la ligne, mais le camarade Fidel est mort.  » Pepito raccroche, puis rappelle, et demande à nouveau à parler au premier secrétaire du Comité central, président du Conseil d’Etat et président du Conseil des ministres, Fidel Castro.  » Pepito, lui répond le fonctionnaire, je viens de te dire que le camarade Fidel est mort.  » Pepito raccroche, puis appelle encore une fois.  » Bonjour, dit-il, je voudrais parler au premier secrétaire du Comité central, président de la République cubaine, chef suprême des forces armées, Fidel Castro.  » Le fonctionnaire, excédé :  » Mais enfin, Pepito, cela fait trois fois que je te dis que Fidel est mort ! – Je sais, répond Pepito, mais ça me fait tellement plaisir de l’entendre.  »

* Spécialiste de l’Amérique latine, Michel Faure est l’auteur d’Une histoire du Brésil (Perrin) et de Cuba (Chêne), tous deux parus en 2016.

PAR MICHEL FAURE (*) ET AXEL GYLDÉN

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