Le ministre et l’avocat face à face pour Salduz

Le ministre De Clerck et le bâtonnier Buyle s’opposent quant à la mise en place de la jurisprudence européenne sur l’assistance aux suspects dès le premier interrogatoire. Alors que, enfin, un texte de loi avance – il sera d’application début 2012 -, griefs et avancées se croisent.

Le texte définitif de la loi Salduz est prêt. Il fait suite à l’arrêt du même nom rendu le 27 novembre 2008 par la Cour européenne des droits de l’homme, laquelle disait nécessaire la présence d’un avocat auprès de tout suspect dès sa première audition. A défaut, pas de procès équitable, expliquait Strasbourg. Restait à implémenter cette décision dans le droit belge. Mission difficile : Stefaan De Clerck, le ministre démissionnaire de la Justice (CD&V) qui ne manquait pourtant pas d’arguments, s’est fait incendier par les avocats parce que les choses traînaient et que l’assistance qu’ils avaient spontanément proposée à ces justiciables pendant un an n’a jamais été payée (ils l’ont suspendue). Chose rare, ils ont même manifesté le 30 juin pour cela. En tête du cortège : le bâtonnier de Bruxelles, Jean-Pierre Buyle. Le Vif/L’Express a pu réunir les deux hommes pour une franche discussion.

Ils s’opposent d’abord sur le rôle de l’avocat et la faisabilité des choses. Le ministre estime qu’il faut réserver l’assistance de l’avocat aux personnes en passe d’être privées de liberté.

Stefaan De Clerck : Tant qu’on reste libre, on peut en effet consulter soi-même un défenseur. Or les avocats veulent être représentés chaque fois qu’un suspect est interrogé par la police. Nous, nous estimons que c’est complètement infaisable, y compris pour les avocats !

Jean-Pierre Buyle : C’est faisable. Déjà, le parquet indiquait l’an dernier, noir sur blanc dans une circulaire, que nous serions incapables d’organiser l’assistance aux justiciables devant les juges d’instruction. Nous avons montré le contraire pendant un an, lors de 1 200 auditions rien qu’à Bruxelles !

Il faut aussi aborder le rôle de potiche que le texte soutenu par le ministre nous réserve. Préparer l’audition avec le client mais devoir se taire quand elle se déroule, ça ne va pas. Nous avons le sentiment d’être la Muette de Portici ! Or Strasbourg a été clair : il s’agit justement de ne pas rester muet devant celui qui interroge. Mais on verra bien ce que les cours et tribunaux en feront…

Stefaan De Clerck : Certes, l’audition n’est pas un moment pour plaider. Mais l’avocat, un bloempot ? Vraiment pas ! Le défenseur sera physiquement présent et aura le droit de formuler des remarques sur la procédure. Nous sommes d’ailleurs sur la même ligne que la France et les Pays-Bas. Et nous arrivons à la même conclusion : il y a, d’un côté, les principes et, de l’autre, la praticabilité.

Jean-Pierre Buyle : Votre texte pose un autre problème, celui du non-accès de la défense au dossier. C’est clairement une inégalité des armes. Bien sûr, il peut s’agir de dossiers qui s’ouvrent à peine. Mais, dans certaines matières, la première audition peut survenir après un an ou deux, quand ils sont déjà gigantesques et que la partie poursuivante en sait tout alors que la défense n’en connaît rien. Là aussi, on verra ce que les tribunaux et Strasbourg en diront…

Stefaan De Clerck : Dans la grande majorité des cas, on sera au tout début de la procédure, il n’y aura même pas encore vraiment de dossier. Et il faut admettre que nous agissons dans un système juridique inquisitorial et non dans le système accusatoire anglo-saxon. Ici, la police et le ministère public ont le droit de préparer un dossier avant de procéder à une audition.

Jean-Pierre Buyle : En tout cas, les Etats qui ont adopté Salduz ont amorcé un chemin vers plus d’équilibre entre les parties. Et ce n’est pas un hasard qu’on y observe une diminution nette du nombre des mandats d’arrêt.

Le Vif/L’Express : Si la police et les juges d’instruction ont adopté une attitude constructive, le ministère public semble freiner des quatre fers pour suivre Salduz. Exact ?

Jean-Pierre Buyle : Le parquet, qui devrait être le premier défenseur du droit, est le dernier à vouloir de cette jurisprudence. En 2010, quand le barreau a voulu lancer l’assistance, ce fut un niet pur et simple de sa part. Ce drôle d’état d’esprit me préoccupe.

Tancerez-vous le parquet, Monsieur le ministre ?

Stefaan De Clerck : Non, car je défends les représentants du ministère public…

Jean-Pierre Buyle : Normal, puisque c’est vous leur patron !

Stefaan De Clerck : … parce que, à ce moment, on imaginait simplement de travailler en enregistrant les interrogatoires, sans avocat. Mais c’est du passé. En même temps, cela démontre que le système qui veut que la Cour européenne des droits de l’homme décide aujourd’hui et que, demain, tout doit être d’application, est intenable. Oui, c’est une critique. Je dis à Strasbourg : on vous respecte, vous avez raison mais, de grâce, laissez-nous du temps !

L’ordre des barreaux francophone et germanophone avait assigné Stefaan De Clerck en décembre 2010, au motif qu’il n’avançait pas assez vite à son gré. Me Buyle, les avocats maintiendront-ils cette plainte ?

Jean-Pierre Buyle : C’était une solution de dernier recours. Cependant, si effectivement la loi est implémentée et si une solution financière est trouvée, je ferai en sorte que nous abandonnions cette procédure.

Stefaan De Clerck : Voilà une bonne nouvelle ! Mais sachez-le : cette assignation m’a fait très mal. Moi qui ai tout essayé pour avancer… Je constate, de plus, que les avocats préfèrent le gouvernement des juges au gouvernement normal. C’est dur à accepter. Et je me demande si les avocats comprennent bien ce que c’est d’être assigné, que ça fait mal. Je préfère le dialogue, la discussion.

Jean-Pierre Buyle : C’était un acte de courage dans le désespoir, après un long silence des trois pouvoirs.

Le 30 juin, les avocats ont stoppé leur assistance lors des premières auditions, parce qu’ils ne recevaient pas d’honoraires. Il est vraisemblable que des procédures seront anéanties de ce fait. Qui sera en faute face à l’opinion publique ?

Jean-Pierre Buyle : On ne va pas me faire croire que la Belgique serait le seul Etat qui ne se donnerait pas les moyens de cette politique-là ! D’autant que, pendant ce temps-là, le gouvernement a même pu décider d’une guerre… Nous, nous avons sauvé des tas de procédures. Mais est-il normal qu’un acteur de justice travaille gratuitement ?

Stefaan De Clerck : On est en affaires courantes et il n’existe donc pas de budget supplémentaire. J’avais apprécié que les avocats démarrent d’emblée, c’était de l’idéalisme, j’étais fier d’eux. Or, tout à coup, j’exagère à peine, on n’a plus discuté que d’argent…

Jean-Pierre Buyle : Vous travailleriez gratuitement, comme ministre de la Justice ?

Stefaan De Clerck : Je l’ai fait en pro deo, comme avocat. Cela dit, je m’engage ici à payer les avocats pour l’assistance à compter de juillet, même si la loi ne sera d’application qu’en janvier prochain.

Jean-Pierre Buyle : Ah, on avance !

Quand les avocats reprendront-ils alors l’assistance aux premières auditions ?

Jean-Pierre Buyle : C’est à voir. Payé quoi ? Il faut savoir que, dans l’assistance juridique, l’avocat est mal payé, même moins qu’un traducteur. Dans cette matière, la Belgique est le parent pauvre de l’Europe. D’ailleurs, on devient fou avec cela ! Chaque année, il faut refaire le débat pour savoir ce qu’on paie, comment et à qui.

Stefaan De Clerck : Ça, c’est vrai. Vous vous épuisez et nous nous épuisons. Il faut revoir en profondeur le système pro deo.

Bref, Me Buyle, quand reprendrez-vous l’assistance  » Salduz  » ?

Jean-Pierre Buyle : Quand nous saurons quelle sera la rémunération et quand nous aurons une proposition pour le travail réalisé jusqu’en juin dernier.

A suivre à la rentrée, donc.

PROPOS RECUEILLIS PAR ROLAND PLANCHAR

 » Je constate que les avocats préfèrent le gouvernement des juges au gouvernement normal « 

Stefaan De Clerck

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