Le marécage des insinuations

Presque un mois de débats et, déjà, la confirmation que la bonne foi n’est pas toujours au rendez-vous de ces assises hyper-médiatisées

Pour le ministère public, le pire des scénarios, c’est que vous, jurés, ne compreniez pas ce qui se passe ou que vous vous trompiez.  » Le 17 mars, au soir d’une folle semaine, l’avocat général Jean-Baptiste Andries s’inquiétait.  » On a pris les choses à l’envers.  » De fait, après le long exposé du juge d’instruction Jacques Langlois,  » remarquable de précision et de clarté « , souligne-t-il, la salle d’assises d’Arlon s’est transformée en marmite du diable. Les questions des avocats ont fusé, souvent incompréhensibles, agressives ou insinuantes, ou s’attachant à des détails tellement minces que les jurés ne pouvaient en saisir la portée, à moins d’avoir suivi toutes les péripéties de cette longue instruction depuis le choc, lointain, du dessaisissement du juge Jean-Marc Connerotte.

Première source d’incompré- hension : le juge Langlois, patron de l’enquête, semble exonérer Michel Nihoul de toute participation à l’enlèvement et à la séquestration de Laetitia Delhez, ainsi qu’à l’association de malfaiteurs (hormis pour un trafic de stupéfiants), chefs d’inculpation pour lesquels il a été renvoyé devant les assises du Luxembourg par la chambre des mises en accusation de Liège. L’acte d’accusation du procureur du roi de Neufchâteau, Michel Bourlet, soutient logiquement la  » thèse  » de la culpabilité du Bruxellois.  » Cette contradiction éventuelle est inhérente au système démocratique, rappelle l’avocat général, membre du parquet général de Liège (ministère public). Le juge d’instruction recueille tous les éléments à charge et à décharge, tandis que le ministère public a la charge de la preuve. Mais c’est le juge du fond – vous, les jurés – qui jugerez en parfaite connaissance de cause.  » Deuxième source d’incompréhension : le temps des questions au témoin û ici, Jacques Langlois – s’est transformé en charge contre le témoin, à qui furent reprochées ses conclusions  » hâtives « . Pis : Me Ronny Baudewijn, avocat de Marc Dutroux, a évoqué, sur le mode de l’insinuation, un  » faux témoignage  » dans le chef du juge d’instruction. Jean-Baptiste Andries :  » On est à l’ouverture du procès. Des questions doivent être posées : c’est le principe de l’oralité des débats. Mais il n’est dit nulle part qu’il faille déjà présenter au jury les conclusions de l’enquête. Vous, jurés, aurez vos conclusions personnelles.  » Troisième source d’incompréhension : certains avocats ont un talent particulier pour poser des questions qui paraissent sans rapport avec l’exposé du témoin – les enquêteurs et les témoins étant appelés, par la suite, à faire revivre chaque volet de l’enquête.  » Vous ne vous souciez donc pas que le jury sache où vous voulez en venir ? s’étonne l’avocat général. Sur le plan pédagogique, c’est catastrophique.  »

Une chose est sûre : Marc Dutroux, lui, a compris le ressort des scènes qui se jouent sous ses yeux. Il en donne une démonstration, en se posant en donneur de leçons, au moment même où Michel Demoulin, le chef d’enquête qui a obtenu les aveux ayant permis la libération de Sabine Dardenne et de Laetitia Delhez, puis la découverte des corps de Julie et Melissa, d’An et d’Eefje, rapporte ce qu’il a perçu de la personnalité de l’accusé : sa vanité, son curieux sens de l’honneur, son talent de manipulateur, sa rupture radicale avec la société et le plaisir qu’il prend aux troubles qu’il y provoque… Si le président de la cour d’assises, Stéphane Goux, n’y prend garde, c’est Dutroux lui-même qui va lui ravir la conduite des débats. On n’en est pas encore là, mais le conseiller à la cour d’appel de Liège a déjà toléré beaucoup d’écarts, notamment en acceptant sans toujours réagir des questions assaisonnées de commentaires fielleux. Son souci excessif que tout se passe entre gens de bonne compagnie lui vaut le reproche de Me Georges-Henri Beauthier, avocat de Laetitia Delhez, de  » voler au secours  » d’un témoin. Et pas n’importe lequel : Michel Demoulin, le flic subtil aux nerfs d’acier, également bousculé par le procureur Bourlet pour n’avoir pas évoqué, ou si peu, Michel Nihoul. Il n’est jamais mauvais de laisser planer une menace de récusation… Et Beauthier ne s’en prive pas. Les échanges entre avocats ne sont pas tendres, non plus, et pas toujours dénués d’humour. Pour se moquer, sans doute, de ses confrères qui se transforment en détecti- ves américains, le jour, pour pleurer sur les victimes, le soir, devant les caméras de télévision, Me Olivier Slusny, avocat de Michel Lelièvre,  » se dissocie de ceux qui ont regretté que l’on ne procède pas à l’audition du chien pisteur et de Marie Trintignant « . Sourires dans la salle. Mais les jurés restent figés. Que pensent-ils de tout cela ?

Sans surprise, la ligne de front passe entre, d’une part, les avocats qui soutiennent la thèse du  » réseau  » (Marc Dutroux, dans son nouveau costume de victime) ou de l' » association criminelle à quatre  » (Laetitia Delhez) et, d’autre part, les avocats de la défense (Michelle Martin, Michel Lelièvre, Michel Nihoul) ou des parties civiles (Sabine Dardenne) qui font confiance à l’instruction, les familles des victimes flamandes restant assez étrangères à ces joutes. Le procureur du roi Michel Bourlet est û un peu û du côté des premiers : il ne s’oppose pas à ce que l’on entende à l’audience le Hutois Michel F., chaînon manquant entre l’enlèvement de Julie et de Melissa et leur découverte à Sars-la-Buissière, comme le suggèrent les parents Russo et Lejeune, relayés, en cela, par Me Xavier Magnée, avocat de Marc Dutroux. En revanche, il y a peu de chance que celui-ci soit suivi quand il réclame la comparution comme témoin de Georges Frisque – autre ennemi déclaré de la société – qui a soigneusement  » briefé  » l’accusé. Céline Parisse, avocate de Sabine Dardenne, a prévenu qu’en ce cas il faudrait faire sans elle, car les élucubrations du personnage seraient une  » insulte au calvaire  » de sa cliente.

Marie-Cécile Royen

Si le président n’y prend garde, Dutroux va lui ravir la conduite des débats

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