Le luth final

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Toujours armé de son luth pacifiste, le Tunisien Anouar Brahem prend Le Pas du chat noir, après avoir charmé le public international au son intemporel d’Astrakan Café

La discographie d’Anouar Brahem, notamment le récent Le Pas du chat noir, est distribuée par ECM/Universal. Dans le cadre du Festival VW Spring Sessions, en concert le 9 mai au Flagey, à Bruxelles (tél. : 02 641 10 20), et le 10 mai au Vooruit de Gand (tél. : 09 267 28 28).

Sur la scène de La Cigale, à Paris, trois hommes sont entrés dans le silence, à pas feutrés. Ils s’assoient sur la scène dépouillée et, au signal du joueur d’oud – le luth arabe – glissent dans une musique savamment dépouillée, aux confins des sonorités arabisantes et des tentations classiques. Une sensation de berceuse hypnotique s’installe vite, et on se met à rêver d’espaces suspendus dans un temps qui ne passe pas réellement. Le pianiste François Couturier et l’accordéoniste Jean-Louis Matinier jettent des regards au maître de la man£uvre, Anouar Brahem, 45 ans, originaire de Carthage et responsable, depuis une dizaine d’années, de disques qui patrouillent dans ce vaste no man’s land méditatif entre musiques ethniques et contemporaines.

Contrairement à certains de ses collègues du prestigieux label ECM, Anouar Brahem n’est jamais démonstratif ni virtuose. Sur son dernier opus, Le Pas du chat noir, la musique instrumentale coule littéralement de source, évoquant le jazz mélancolique de Bill Evans, mais aussi tout un pan de la culture arabe, symbolisée par l’usage de l’oud, instrument en forme de demi-poire et au chevillier en angle droit avec le manche. Celui de Anouar a une trentaine d’années et vient d’Egypte :  » Au départ, il n’est pas d’une très grande facture mais, il y a quelques années, mon maître Ali Sriti en a changé la table de résonance et en a fait un très bon instrument. L’oud est une composante importante dans l’orchestre traditionnel arabe mais, dès la fin des années 1940, les orchestres sont devenus de grosses machines un peu pléthoriques où il n’avait plus qu’un rôle secondaire. Je ne voulais pas me cantonner aux formations officielles ou aux fêtes de mariage.  »

Fils d’un imprimeur-artisan, Anouar a été nourri à la musique arabe savante :  » J’écoutais passionnément la musique que même ma grand-mère n’écoutait plus ! ( rires). Et, quand j’ai décidé de me consacrer à la musique, à l’âge de 18 ans, je l’ai pris comme une affaire très sérieuse, sacralisée.  » Loin de la pop occidentale autant que de la variété tunisienne, Anouar entame un parcours original et se décide à  » devenir un bon interprète de la tradition « . Il refuse de composer des chansons pour autrui, mais se met à écrire ses propres pièces musicales. A 23 ans, il débarque à Paris pour quelques années : admirateur de Pasolini et de Bergman, il profite de sa présence en France pour travailler des £uvres destinées au cinéma, pour lequel il réalisera ultérieurement les BO de beaux films tunisiens comme Les Silences du palais ou Halfaouine, l’enfant des terrasses.  » Ce premier séjour en France était une expérience enrichissante, mais je suis reparti en Tunisie parce que je sentais bien que, en Europe, les gens n’avaient pas les références pour situer ma musique et sa nature subversive.  »

Lorsque Astrakan Café sort en 2000, Anouar Brahem a déjà enregistré plusieurs disques pour le label allemand ECM, notamment Thimar, avec les jazzmen Dave Holland et John Surman et Madar en compagnie du fameux saxophoniste norvégien Jan Garbarek. Ces albums ont bien fonctionné, mais Astrakan Café devient un véritable succès international. Loin des chiffres inaccessibles de la dance ou du rock mais, avec 25 000 copies vendues en France (par exemple), Brahem trouve une large audience réceptive à ses compositions à la fois sophistiquées dans leur élaboration mathématique et complètement émotionnelles. Il tourne même aux Etats-Unis, où de nombreux éloges paraissent dans la presse, notamment dans le New York Times :  » Au départ, la tournée devait prendre place en septembre 2001. Mais, six mois auparavant, pour des raisons essentiellement pratiques, nous l’avions nous-mêmes reportée à l’automne suivant. Ce qui, au vu de l’attitude de l’administration Bush et des sentiments antiarabes de l’après-11 septembre, était sans aucun doute une bonne idée  » ( sourire). Finalement, en septembre 2002, Anouar et ses comparses musiciens d’ Astrakan Café s’embarquent pour une trentaine de concerts un peu partout en Amérique du Nord :  » Nous avons été véritablement très bien accueillis par un nombreux public enthousiaste et des organisateurs pour lesquels c’était peut-être une forme d’engagement que de nous soutenir.  » Ayant grandi pendant l’ère du  » despote éclairé  » Bourguiba, Anouar Brahem sait ce que le mot  » liberté  » signifie. Et c’est sans doute parce qu’il place l’intégrité au premier rang de ses exigences qu’il n’a plus touché à son oud pendant les quelques mois précédant l’enregistrement du Pas du chat noir.  » Après le disque avec Dave Holland et John Surman, je suis rentré d’Oslo content, mais vidé. Les jours passaient et je me disais : Je reprendrai mon oud demain, mais je ne le faisais pas.  »

L’Amérique de l’après-11 septembre

Anouar reste plus de six mois sans jouer de son instrument fétiche mais se met, entre-temps, à composer, au piano. Il en fait écouter les ébauches à Manfred Eicher, le patron d’ECM, qui, lors d’un passage à Tunis, l’encourage dans cette voie.  » Depuis douze ans que je travaille avec lui, Eicher a beaucoup apporté à mes disques. On le dit directif, il peut l’être, mais je lui trouve surtout un grand talent d’écoute. C’est lui qui m’a orienté vers le studio de Zurich parce qu’il savait que le son du piano Steinway serait idéal pour ce disque-là.  »

Dans cet univers où chaque geste est pesé, chaque timbre pensé, la musique magique du Tunisien absorbe une longue culture enfouie – celle du monde arabe – et y apporte une modernité toute simple, une immédiateté troublante, une élégance nourrie d’autres sonorités – celles de Satie, notamment -, qui place Le Pas du chat noir au rang des plus beaux disques de l’année. Et le  » miracle  » s’accomplit quand le talent véritable tend à l’universalité :  » Si je ne joue pas beaucoup dans les pays arabes, c’est peut-être parce que les réseaux – en majorité officiels – ne semblent pas très tournés vers ma musique. Mais, dans les pays où il existe une initiative privée, on me demande. J’ai été très surpris de jouer au festival de Baalbek, au Liban, devant 5 000 personnes très réceptives. Il y a, dans ces pays-là, une véritable curiosité d’un public qui en a un peu marre des musiques de consommation courante.  » Cela s’applique également à notre beau pays, tout autant saturé de produits industriels.

Philippe Cornet

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