Le grand écart des régimes arabes

Les chefs d’Etat de la région doivent donner des gages à la fois aux Américains

et à leurs peuples. Périlleux exercice

A l’unanimité moins une voix û celle du Koweït, qui s’est abstenu û les pays membres de la Ligue arabe ont condamné, le 24 mars au Caire,  » l’agression américano-britannique contre l’Irak « . La résolution, qui demande également le retrait immédiat des troupes envoyées par Washington et par Londres a été votée, sans états d’âme apparents, tout à la fois par le Qatar, siège du commandement central américain dans le Golfe ; Bahreïn, qui abrite le QG de la Ve flotte américaine ; Oman et les Emirats arabes unis, qui hébergent plusieurs bases américaines et britanniques ; l’Arabie saoudite, où le général qui dirige les opérations aériennes de la coalition a pris ses quartiers ; ou encore la Jordanie, qui accueille des batteries de missiles antimissiles Patriot chargés de protéger Israël et, malgré les démentis officiels, de 4 000 à 6 000 militaires américains ! Mais, en dépit de cette quasi-unanimité, personne, à Washington, ne se sera formalisé d’un appel bien évidemment destiné à rester lettre morte, gage dérisoire donné à une  » rue arabe  » de moins en moins dupe.

Coincés entre leur désir de maintenir de bonnes relations avec les Etats-Unis, qui souvent assurent leur protection, et la nécessité de gérer la colère de leurs opinions publiques, les régimes arabes  » modérés  » font, depuis le début de la guerre, le grand écart.

Champion toutes catégories de ce funambulisme politique : le Qatar, où cohabitent, à quelques dizaines de kilomètres l’un de l’autre, le général Tommy Franks et… la chaîne de télévision Al-Jazira, dont les images nourrissent quotidiennement l’antiaméricanisme des foyers, du Golfe à l’océan Atlantique.

Certains pays, pour éviter les dérapages, préfèrent interdire les manifestations, ou les répriment brutalement. D’autres les organisent pour mieux les contrôler. Les plus habiles s’efforcent d’offrir quelques exutoires à l’indignation. Ainsi a-t-on vu, pour la première fois, la Tunisie du président Zine el-Abidine Ben Ali autoriser une manifestation organisée par des partis d’opposition et des associations indépendantes généralement vouées aux gémonies par le pouvoir.

Car ce que craignent bien évidemment nombre de dirigeants, c’est de voir les slogans se retourner contre eux. Et c’est bien ce qui s’est passé, au Caire, dès le début du conflit. A l’annonce des premiers bombardements, ils étaient quelque 10 000, dont une majorité de jeunes, à être descendus dans les rues de la capitale, spontanément ou à l’appel du Parti nassérien, en dépit de l’état d’urgence qui, depuis l’assassinat du président Sadate en 1981, interdit tout rassemblement sans autorisation préalable. Les premiers slogans étaient antiaméricains. Puis, après que les manifestants se sont vu interdire l’accès à l’ambassade des Etats-Unis, d’autres cris ont fusé, repris par la foule :  » Moubarak, traître à la cause arabe ! « ,  » A bas l’état d’urgence ! « ,  » Libérez les prisonniers politiques ! « ,  » Oui à la démocratie, non à la république héréditaire !  » En ligne de mire : le rassemblement antiguerre très consensuel orchestré quelques jours plus tôt par le Parti national-démocrate (PND) du président Hosni Moubarak, qui avait vu son fils cadet, Gamal, considéré comme son possible successeur, occuper le devant de la scène.  » Moubarak ne laisse aucune liberté à son peuple, enrage un étudiant. Un jour, il le regrettera.  »

Le vendredi 21 mars, après la prière, le centre du Caire est le théâtre d’affrontements d’une rare violence tels que l’Egypte n’en avait plus connus depuis les  » émeutes de la faim  » de 1977, provoquées par une hausse du prix du pain. Les incidents les plus graves éclatent devant le siège du PND, où des jeunes survoltés arrachent un portrait géant du président pour le détruire aux cris de  » Moubarak, va-t-en, le peuple ne veut plus de toi !  » La répression, particulièrement brutale, est à la mesure de l’inquiétude du régime. Les organisations de défense des droits de l’homme font état de dizaines de blessés et de plus de 800 arrestations. Deux députés de l’opposition nassérienne sont placés en garde à vue malgré leur immunité parlementaire. L’un d’eux devra être hospitalisé après avoir été passé à tabac par la police. Choquées par l’ampleur des violences policières, plusieurs associations décident de réagir en publiant une  » lettre ouverte aux tortionnaires du ministère de l’Intérieur « .

Le raïs égyptien est d’autant plus préoccupé qu’à l’impuissance face au conflit israélo-palestinien, et maintenant à la guerre en Irak, s’ajoute une grave crise économique. Inflation et chômage ont provoqué une nette dégradation des conditions de vie des Egyptiens.

Ce mélange, potentiellement explosif, de la colère suscitée par les images télévisées des bombardements sur Bagdad et de revendications politiques et sociales exacerbées par la crise inquiète les dirigeants, d’un bout à l’autre du monde arabe. Ainsi, à Bahreïn, au lendemain d’une manifestation antiguerre qui s’était traduite par de violents affrontements devant l’ambassade des Etats-Unis, plusieurs partis d’opposition appartenant à la gauche arabe et au courant islamiste ont lancé un appel au gouvernement, lui demandant de résoudre  » les problèmes dont souffre le citoyen « , dont  » le chômage, les naturalisations anarchiques et l’afflux de main-d’£uvre étrangère « .

Coincée entre la guerre en Irak et l’intifada palestinienne, la Jordanie est sans aucun doute l’un des pays les plus vulnérables. En 1991, le roi Hussein avait choisi, pour ne pas risquer son trône, de rester à l’écart de la coalition contre l’Irak. Par mesure de rétorsion, Washington avait supprimé l’essentiel des subsides versés au royaume, qui s’était enfoncé dans une crise économique sans précédent. Le jeune roi Abdallah II s’est montré, cette fois, plus compréhensif envers les Américains, exigeant seulement d’eux qu’ils opèrent avec la plus grande discrétion sur le territoire jordanien. En échange de cette bonne volonté à hauts risques, les Etats-Unis ont promis de débloquer une aide de 1 milliard de dollars. Depuis le début du conflit, le souverain, qui a appelé son peuple à exprimer son refus de la guerre  » de manière civilisée  » s’efforce de naviguer au plus près entre la répression policière des manifestations et les gages donnés à l’opinion, dont l’indignation est relayée par une presse officielle à la teneur très antiaméricaine.

Les islamistes espèrent rafler la mise

Malgré la présence dans les manifestations, notamment en Egypte, de représentants de courants nationalistes arabes, les pouvoirs en place craignent un peu partout que la crise ne profite très directement aux islamistes, qui sont, dans de nombreux pays, la seule réelle force d’opposition. En Jordanie, c’est à Maan, un bastion islamiste du sud du pays, que les affrontements entre manifestants et forces de l’ordre ont été les plus violents. Au Maroc, les islamistes, de loin les plus nombreux à descendre dans la rue, espèrent déjà rafler la mise lors des élections municipales du mois de juin. En Egypte, les Frères musulmans, représentés au Parlement depuis les dernières législatives après dix années dans l’ombre, comptent bien capitaliser sur l’impopularité croissante du régime. Tandis qu’en Arabie saoudite û où les manifestations sont interdites û certains imams se livrent, en dépit des consignes officielles, à des prêches enflammés contre Bush et l’Amérique.

Le royaume des Al-Saoud, où campent depuis la première guerre du Golfe plusieurs milliers de soldats américains, bat tous les records d’anti-américanisme. Selon une enquête récente de l’institut américain Zogby International, 80 % des Jordaniens et des Egyptiens disent avoir une  » mauvaise opinion  » des Etats-Unis. Ils seraient, toujours selon la même étude, 90 % des Marocains. Et 97 % des Saoudiens.

Dominique Lagarde

Le royaume des Al-Saoud bat tous les records d’antiaméricanisme

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