Le goût des autres

Quand le ringard d’hier devient le branché d’aujourd’hui, et que le Net trouble l’idée de hiérarchie culturelle, comment définir le bon goût ? Existe-t-il seulement encore ? Le critique Carl Wilson creuse la question avec un livre, consacré à… Céline Dion.

L’action se déroule lors de la 11e cérémonie de remise des Victoires de la musique, en février 1996. Sur la scène du Palais des congrès de Paris, Dominique A, nommé dans la catégorie  » Révélation masculine variétés « , vient chanter son minitube Le Twenty-two bar. Le tableau est au minimum cocasse : coincé entre dinosaure variétoche (Michel Sardou) et bimbo pop (Ophélie Winter), le chef de file  » de la chanson française dont vous n’aurez pas honte « , comme l’ont baptisé les Inrocks un an plus tôt, fait tache. Il le sait. Grinçant, il chante les mains dans les poches et change en direct les paroles du morceau :  » A la télévision française, je chantais/Je ne sais plus pourquoi c’était/En face de moi, les gens dormaient « …

Vingt ans après les faits, il y a prescription. Mieux : en 2013, sans rien perdre de sa  » crédibilité  » artistique, Dominique A récoltait lui-même la Victoire de l’artiste masculin de l’année. Cette même année, Lou Doillon remportait, elle, le trophée de l’artiste féminine. Elle grillait notamment la politesse à… Céline Dion. Il faut dire que la Québécoise est une habituée des cérémonies du genre : en 1996 déjà, lors du fameux premier passage de Dominique A, elle chopait la Victoire de la meilleure chanson avec Pour que tu m’aimes encore. Une vraie scie, jouée alors en boucle sur les ondes radio.

Ce succès ne fut cependant rien, à peine une vaguelette, comparé au raz-de-marée qui suivra : l’année suivante, Dion s’égosillera en effet sur la proue du Titanic pour chanter My Heart Will Go On. Les francophones connaissaient déjà par coeur les épanchements vocaux de  » l’organe  » québécois : c’était maintenant au reste du monde de déguster.

En même temps que son plus gros tube (15 millions d’exemplaires), le morceau deviendra toutefois aussi celui qui cristallisera toutes les crispations. Les critiques de l’époque se déchaînent : classé dans le trio de tête des pires chansons de tous les temps (la revue Maxim), décrit comme  » le deuxième événement le plus tragique à avoir résulté du légendaire paquebot « , ou la  » chanson la plus irritante du monde  » (BBC), My Heart Will GoOn agace. Y compris Carl Wilson, jeune critique musical canadien. Quand Céline Dion se retrouve nommée aux Oscars, ce dernier en fait carrément  » une histoire personnelle « .

Bien sûr, la chanteuse repartira avec la statuette récompensant la meilleure chanson originale. Elle balaie alors ses concurrents, dont Elliott Smith. Venu avec sa seule guitare, le songwriter américain aux mélodies aussi lumineuses que sa psyché était cabossée (il se suicidera en 2003, âgé d’à peine 34 ans) avait alors paru d’autant plus vulnérable face aux poses viriles de Céline Dion. Pour Wilson, fan de Smith, c’en était trop.  » Je lui en voulus à mort.  » Quand, plus tard, le journaliste eut l’idée, un peu maso, de se pencher sur la question du goût, en se proposant d’analyser un artiste très populaire qu’il ne supportait pas, il ne dut pas réfléchir longtemps pour désigner son objet d’étude…

La thèse du complot

Publié initialement en 2007, Let’s Talk About Love ressort aujourd’hui, augmenté de contributions extérieures (dont celles de l’écrivain Nick Hornby, ou de l’ex-bassiste de Nirvana, Krist Novoselic), et enfin traduit en français (1). Il n’est pas une analyse méticuleuse de l’oeuvre de la diva. Il est encore moins un règlement de compte. Avec Let’s Talk About Love (du nom de l’album de 1997, contenant My Heart Will Go On), Carl Wilson se sert plutôt de la musique de Céline Dion pour creuser la question du goût. Le bon. Comme le mauvais. En analysant ses origines, et ce qu’il en reste une fois que l’on a mis de côté ses a priori.

Certes, l’art appelle forcément le jugement. Reste à cerner autour de quoi celui-ci se construit. Car si la majorité n’a pas forcément raison, a-t-elle systématiquement tort ? Le succès est-il suspect ? Ou le critique nécessairement détaché du  » terrain  » ? Il est d’autant plus compliqué de cerner le goût qu’il fluctue, souligne Wilson. Pour le critique en premier lieu, reconnaît-il. Exemple : on n’aime pas les mêmes choses à l’adolescence ou à l’âge adulte :  » Je me souviens, à l’âge de 12 ans, d’avoir raconté autour de moi que j’aimais « tous les genres de musique, à part le disco et la country », styles que j’adore pourtant aujourd’hui.  »

La notion même de goût n’a cessé d’évoluer au cours des siècles : les stars d’une époque ne sont pas forcément celles de la suivante. L’idée du beau a ainsi toujours louvoyé. Jusqu’à être entièrement remise en question, attaquée frontalement pour ce qu’elle pouvait avoir de  » bourgeois « . C’était au tournant du XXe siècle : tout à coup,  » la laideur, l’obscénité, le manque de forme et le caractère aléatoire pouvaient tous servir le meilleur des goûts « . Il faut choquer : l’art devient contestataire. Comme le relève le critique Boris Groys, cité par Wilson,  » désormais, ce n’est plus l’observateur qui juge l’oeuvre d’art, mais l’oeuvre d’art qui juge – et, souvent, qui condamne – son public « …

A partir de là, toute réussite populaire est forcément louche. Pour un philosophe comme Adorno, c’est d’ailleurs clair : sous la culture et le divertissement, apparemment anodins, se cache un outil de domination des masses. L’industrie culturelle n’est pas là pour  » émanciper « . Son but est plutôt d’endormir et d’uniformiser, pour faciliter la domination des forces capitalistes : la culture mainstream, ou cette grande machine à vendre  » du temps de cerveau disponible « … Septante ans après la sortie de La Dialectique de la raison, l’argument est encore très… populaire. Même si, entre-temps, une musique comme le rock a pu à la fois servir de bande-son à des mouvements sociaux révolutionnaires, et être récupérée par l’industrie…

Mise à plat

Tout cela n’explique toujours pas la nature du goût. Après tout, au-delà des masses  » abruties  » par l’industrie, les élites ont également leurs propres idoles… Dans le courant des années 1970, le sociologue Pierre Bourdieu développe d’autres voies. Pour lui, la culture est un outil de distinction, un capital à entretenir, au même titre que le capital économique ou social. Ou, pour reprendre les mots de Wilson,  » le goût est un moyen de nous singulariser des autres, c’est la poursuite de la distinction, et il a pour conséquence de perpétuer et de reproduire la hiérarchie sociale « .  » Si vous tressaillez en apercevant un exemplaire du Let’s Talk About Love de Céline Dion, ou du Da Vinci Code sur l’étagère d’un ami, c’est que vous essayez de vous débarrasser de la souillure du déclassé, de la menace d’une infériorité sociale.  »

Il reste toutefois un hic. Que faire quand le mauvais goût devient à ce point assumé qu’il en devient tendance ? Le cinéaste Tim Burton, par exemple, a toujours été fasciné par le  » déclassé  » et le ringard. Que ce soit en se penchant sur le parcours d’Ed Wood,  » le pire réalisateur de l’histoire de Hollywood « , ou, plus récemment, avec Big Eyes, racontant l’histoire de la peintre Margaret Keane, connue pour ses portraits kitsch aux grands yeux. Un réalisateur comme John Waters a, lui, carrément bâti sa carrière sur l’énorme et l’outrancier, élevant le mauvais goût trash au rang de grand art… Comment dès lors encore penser la question esthétique, si même ce qui  » n’a pas de valeur  » est célébré (et ce, précisément parce qu’il n’en a pas) ?

Ces dernières années, le postmodernisme n’a fait qu’accélérer le phénomène. De plus en plus souvent, ce qui était considéré comme  » tarte  » a pu devenir branché. Carl Wilson expose par exemple comment, à partir de la fin des années 1990, les critiques les plus sérieux ont commencé à se pencher sur les tubes r’n’b : tout à coup, une chanteuse pour ado comme Aaliyah devenait le sommet de la hype. Un peu plus tard, Daft Punk pourra ainsi déterrer l’eurodisco à l’aise, ou Justice, l’autre duo électro frenchy, se permettre de glisser du Daniel Balavoine dans ses mix…

Internet a fait le reste. Avec le Web, les dernières barrières du goût semblent en effet être tombées. Réduisant tout à des 1 et des 0, la nouvelle donne numérique aurait à la fois atomisé le public en une multitude de  » communautés « , tout en aplatissant l’offre : un disque n’est plus supérieur ou inférieur à un autre, il est juste à côté. Les hiérarchies tombent les unes après les autres. Face au relativisme culturel, le critique est plus que jamais paumé. D’autant que le Net se présente comme un terrain d’expression sans fin : si tout le monde donne son avis sur tout, que vaut encore celui du journaliste musical ? Faut-il d’ailleurs encore s’en soucier, à partir du moment où un algorithme est susceptible de repérer vos goûts de manière bien plus pertinente ? Comme l’écrit l’essayiste français Frédéric Martel en prolongement de son livre Smart – Enquête sur les Internets, le critique  » propose une vision unique du  » bon goût « , prend en compte un nombre réduit de critères et est incapable de fournir des recommandations variées en fonction des parcours, des situations, des niches et – osons le mot – des  » communautés culturelles « . Or, continue Martel,  » aujourd’hui, à l’heure d’Internet et de la fragmentation culturelle, il ne peut plus exister une seule critique universelle valable pour tous. Il y a des sphères de goûts ; il faut donc une pluralité de recommandations « . Pour autant, l’auteur ne mise pas tout sur Internet : la machine aussi a ses limites. Et de proposer alors ce qu’il appelle la  » smart curation « , mélangeant les données récoltées par les moteurs de recherche et une intervention humaine…

Cela ne veut pas dire que tout succès planétaire est devenu impossible. Il suffit de voir le triomphe d’une chanteuse comme Adele. A cet égard, il n’est pas anodin de noter les similarités que la jeune chanteuse peut entretenir avec quelqu’un comme… Céline Dion. Et cela, sans que cela entache son image très cool. Une question d’époque ? Egalement critique pour le site Slate, Carl Wilson y expliquait récemment :  » Qu’Adele n’ait pas dû affronter un retour de flamme tient notamment au fait que nous vivons dans un cycle culturel très différent des années 1990 de Dion, quand les gens qui s’autoproclamaient cool pouvaient se déchaîner sur la musique populaire par principe. « Comme Wilson a d’ailleurs pu le faire lui-même, à l’époque, avoue-t-il.

Un nouveau dialogue

Avec Let’s Talk About Love, le journaliste fait ainsi amende honorable. Afin de mieux saisir le phénomène Dion, et le  » dé-goût  » que la chanteuse lui inspire/ait, il explore sa biographie, rencontre ses fans, creuse ses racines musicales, et celles d’une certaine variété… Pas question de se réfugier derrière l’ironie facile – Wilson avoue même avoir pleuré en voyant la chanteuse à Vegas. Ni forcément de dire que tout se vaut : ce n’est pas tuer le suspense que d’écrire qu’à la fin de son livre, Wilson n’est toujours pas fan de Dion. Par contre, il assure avoir abandonné toute condescendance crasse. A la place, il préfère investir davantage la musique dont il parle, raconter d’où elle vient, expliquer comment elle fait écho ou pas à sa propre expérience. Et ainsi, pour le dire autrement, établir un nouveau dialogue. C’est assez à la mode, et plutôt pertinent au vu de l’actualité récente.  » De toute évidence, réformer notre manière de parler de musique ne suffira pas à régler les injustices sociales ou la dégradation de la vie publique « , avoue Wilson.  » Mais quitte à parler, autant cesser de faire empirer les choses « …

(1) Let’s Talk About Love – Pourquoi les autres ont-ils si mauvais goût,par Carl Wilson, éd. Le mot et le reste, traduction de l’anglais par Suzy Borello, 315 p.

Par Laurent Hoebrechts

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